Source : Le Monde   (5/3/2022)

https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/05/la-menace-nucleaire-pese-sur-la-guerre-en-ukraine_6116268_3210.html

La menace nucléaire plane sur la guerre en Ukraine

Si la plupart des experts considèrent qu’il faut relativiser le danger nucléaire global agité par Moscou, des inquiétudes demeurent sur certaines catégories d’armes dites « non stratégiques », dont Moscou dispose en importante quantité.

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Images issues de la vidéosurveillance de la centrale de Zaporijia, en Ukraine, lors de l’attaque menée par la Russie, vendredi 4 mars.

Depuis le début de l’offensive militaire russe en Ukraine, la menace nucléaire a pris une place considérable dans le conflit. Agitée à dessein par le président russe, Vladimir Poutine, elle a pris une acuité nouvelle avec l’attaque menée par la Russie contre un bâtiment de la centrale de Zaporijia, l’une des quatre centrales ukrainiennes, dans la nuit du 3 au 4 mars. Les déclarations musclées de ces derniers jours entre Moscou et les Occidentaux atteignent un seuil jamais vu depuis la crise des missiles de Cuba, en 1962. Les ambiguïtés de la doctrine russe en matière de dissuasion et ses larges stocks d’armes nucléaires de plus courtes portées, dites « non stratégiques », entretiennent des incertitudes, même si de nombreux experts relativisent cette menace nucléaire.

« Les Russes se servent du nucléaire pour nous impressionner, nous faire peur, nous diviser », résume Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste des questions de dissuasion. « Donc si la question est de savoir s’ils s’apprêtent à employer des armes nucléaires, pour moi, la réponse est non. Je ne vois pas ce qui permettrait d’avancer cette thèse. Il ne faut pas s’inquiéter pour de mauvaises raisons », considère M. Tertrais.

Parmi ces idées fausses, selon le chercheur, figure notamment la thèse selon laquelle la Russie aurait, ces dernières années, abaissé ses « seuils » d’emploi de l’arme nucléaire, comme en cas de défaite tactique. Une idée ancienne qui a fait particulièrement florès à partir de 2018, lorsque l’administration de l’ancien président américain Donald Trump (2017-2021) a produit une analyse de la doctrine russe aujourd’hui battue en brèche. Cette analyse développait une théorie dite « de l’escalade pour la désescalade », où l’administration Trump estimait que la Russie envisageait la « menace » d’une escalade nucléaire, ou « l’emploi en premier » d’armes nucléaires, comme un moyen de gagner la guerre, ou du moins d’obtenir des conditions de sortie plus favorables – par exemple en dissuadant un belligérant d’entrer dans ce conflit.

« Une forme de sentiment de confiance »

« Les seuils de l’emploi du nucléaire chez les Russes ont très bien été précisés dans leur doctrine publiée en 2010. Depuis vingt ans, la Russie a élevé le seuil nucléaire, insiste encore M. Tertrais. Pour moi, il y a moins de risques que l’armée russe emploie l’arme nucléaire aujourd’hui qu’il y a vingt ans. » Un des principaux arguments plaidant en ce sens, selon le chercheur, est le fait que l’armée russe est en bien meilleur état aujourd’hui. M. Poutine a, en effet, considérablement modernisé les forces russes depuis 2010. « Ses succès en Crimée en 2014, et en Syrie à partir de 2015 pour soutenir le régime de Bachar Al-Assad, ont contribué à une forme de sentiment de confiance », abonde Benjamin Hautecouverture, maître de recherches à la FRS.

Autre argument qui plaide en ce sens, reprend M. Tertrais : le rôle des armes nucléaires dans les exercices militaires russes. « La dernière fois qu’un Zapad [vaste exercice militaire qui a lieu tous les quatre ans en Russie] a inclus l’utilisation d’armes nucléaires, c’était il y a près de vingt ans, en 1999, et aucun exercice militaire de théâtre à grande échelle connu n’a inclus l’utilisation d’armes nucléaires depuis au moins une décennie », développe le directeur adjoint de la FRS.

L’escalade verbale entre Moscou et les Occidentaux demeure à un niveau dit « stratégique », soulignent beaucoup d’experts. C’est-à-dire qu’elle reste dans le champ pur de la dissuasion. Les menaces nucléaires de Moscou n’ont, en effet, jusqu’à présent jamais visé à proprement parler l’Ukraine, qui ne dispose pas de l’arme nucléaire et n’est pas membre de l’OTAN. Elles ont avant tout ciblé les Etats-Unis et les pays sous son parapluie ou alliés comme la France et le Royaume-Uni. Chose qui limite de facto l’escalade, la Russie s’exposant à des risques de destruction très importants.

« Une puissance nucléaire responsable »

A l’inverse, Washington, Londres ou Paris, en tant que capitales d’Etats dotés de l’arme nucléaire, envoient à Moscou des signaux relevant d’une grammaire relativement maîtrisée, même si les propos du ministre des affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, le 24 février, indiquant que « M. Poutine doit comprendre que l’Alliance atlantique est une alliance nucléaire » ont pu surprendre. Le 2 mars, les Etats-Unis ont ainsi annoncé le report d’un essai de tirs de missiles balistiques intercontinentaux – baptisé Minuteman III – prévu cette semaine. Ce report visait à « démontrer » que Washington est « une puissance nucléaire responsable », a expliqué le porte-parole du Pentagone.

Les inquiétudes véhiculées par certains discours, estime M. Hautecouverture, portent sur la disponibilité, dans l’arsenal russe, d’armes nucléaires dites « non stratégiques ». C’est-à-dire des armes d’une moins grande puissance, qu’une terminologie ancienne désignait comme « tactiques », en référence aux armes de champ de bataille. « La Russie est le pays au monde qui dispose du plus gros arsenal de ce type : soit quelque 1 900 ogives, selon les dernières estimations qui font référence – contre quelques centaines pour les Etats-Unis », détaille-t-il. Les systèmes de missiles russes, tels que le système Iskander ou une version du missile Kalibr positionnée ces dernières années par Moscou autour de la mer Noire, ont une capacité dite « duale » (conventionnelle ou nucléaire) qui alimente ce discours.

Dans un article publié le 25 février passant en revue l’arsenal nucléaire russe, Hans Kristensen et Matt Korda, de la Fédération des scientifiques américains (FAS), donnent eux en exemple une torpille à propulsion nucléaire connue en Russie sous le nom de Poseidon. Une arme décrite par un document du gouvernement russe comme destinée à créer « des zones de large contamination radioactive qui seraient impropres à toute activité militaire, économique ou autre pendant de longues périodes ». Poseidon « semble conçue pour attaquer des ports et des villes afin de provoquer des dommages collatéraux généralisés et indiscriminés, en violation du droit international », détaillent-ils.

« Brouillard perceptif »

Or, si inquiétudes il y a sur ce type d’armes « non stratégiques », c’est parce que le discours sur la doctrine de dissuasion russe a pu, et peut encore, entretenir sur ce sujet précis « une ambiguïté », reprend M. Hautecouverture de la FRS. « Les armes non stratégiques font partie des armements historiques russes dont on peut même se demander l’utilité, car il n’y a pas de doctrine claire sur leur emploi. La partie américaine souhaite depuis longtemps qu’elles soient prises en compte dans un processus de maîtrise des armements, mais ce brouillard perceptif lié à un corpus de propos prêtés aux cercles stratégiques du Kremlin relève pour partie d’une volonté délibérée, détaille le chercheur. Nous sommes face à un usage relativement pernicieux de la dissuasion. »

Une ambiguïté qui tranche avec la doctrine nucléaire générale russe, réunie dans un document diffusé en juin 2020. Dans ce document, l’arme nucléaire était présentée comme relevant uniquement de la « dissuasion ». Or, si l’ambiguïté fait partie intégrante de toute doctrine nucléaire, celle entretenue par les Russes a un caractère déstabilisant. « La doctrine française, par exemple, explique que la dissuasion nucléaire française opère si ses intérêts vitaux sont en jeu. La seule ambiguïté entretenue est sur la non-définition des “intérêts vitaux” », souligne M. Hautecouverture.

Pour Hans Kristensen et Matt Korda, les armes nucléaires non stratégiques russes seraient en fait nécessaires à Moscou « pour contrebalancer les forces conventionnelles supérieures de l’OTAN », en particulier des Etats-Unis. « La Russie semble également être motivée par le désir de contrer les forces conventionnelles importantes et de plus en plus performantes de la Chine en Extrême-Orient », pointent-ils. Ces armes pourraient enfin aider Moscou à maintenir la parité nucléaire globale avec les forces combinées des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France.

« Sur la menace d’emploi nucléaire à laquelle on assiste actuellement, la gesticulation russe va sans doute continuer et probablement s’accroître, prévient M. Tertrais. Moscou va sans doute en faire de plus et en plus et il est possible que l’intimidation escomptée fonctionne en partie. » Il n’est ainsi pas à exclure, selon lui, que pour tenter de diviser les Occidentaux la Russie décide de positionner des armes nucléaires en Biélorussie – où un référendum, le 27 février, a ouvert cette possibilité – ou dans l’enclave russe de Kaliningrad, riveraine de la mer Baltique, et frontalière de la Pologne et de la Lituanie.

Le 4 mars, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a indiqué qu’« une discussion allait s’engager sur la posture de dissuasion et de défense », à l’issue d’une réunion d’urgence des ministres des affaires étrangères de l’OTAN, à Bruxelles.

Elise Vincent


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