Source : Le Monde    (14/3/2022)

https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/14/le-monde-est-entre-dans-une-ere-ou-le-nucleaire-civil-est-devenu-une-cible-et-une-arme_6117402_3232.html

« Le monde est entré dans une ère où le nucléaire civil est devenu une cible et une arme »

L’invasion russe en Ukraine et les frappes sur la centrale de Zaporijia ont ravivé la peur de l’atome, car jamais un conflit de haute intensité n’avait éclaté dans un pays nucléarisé, observe Jean-Michel Bezat, journaliste au « Monde ».

Publié aujourd’hui à 07h48 Temps de Lecture 4 min.

Chronique. Vladimir Poutine a donc décidé de jouer avec le feu nucléaire – et les angoisses qui l’accompagnent. Le président russe a mis en alerte sa force de dissuasion trois jours après le début de l’invasion de l’Ukraine, mais ses chars ont aussi tiré sur des bâtiments de la centrale de Zaporijia, dans la nuit du 3 au 4 mars, sans toucher le cœur atomique de la plus puissante installation d’Europe – acte calculé ou bavure ? A cela s’est ajouté une rupture du système de contrôle à distance des matériaux nucléaires de la centrale de Tchernobyl, occupée par les Russes comme celle de Zaporijia, qui a empêché l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) d’accéder à ces données, et le bombardement de l’Institut de physique de Kharkiv, abritant un réacteur de recherche.

Ces incidents graves ont réveillé la peur, toujours en sommeil, de rejets radioactifs dans l’atmosphère, et entretiennent une guerre des nerfs qui va renforcer, non sans raison, les adversaires de l’énergie nucléaire. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a dramatisé en assurant qu’une explosion de la centrale « c’est la fin de tout. La fin de l’Europe ». « Ce que font les Russes relève du terrorisme nucléaire », a tranché Petro Kotin, président de l’exploitant public des centrales Energoatom, dans un entretien au Monde. Après la frappe sur Zaporijia, le directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi, a jugé la situation « sans précédent » et « extrêmement préoccupante ».

Vladimir Poutine a assuré au président Emmanuel Macron qu’il n’avait « pas l’intention » de s’en prendre aux sites nucléaires, sans vraiment rassurer : son aventure militaire a révélé la dangerosité de l’énergie nucléaire en temps de guerre. Depuis la mise en service des premières centrales, dans les années 1950, jamais un conflit de haute intensité n’avait éclaté dans un pays nucléarisé. L’Ukraine exploite quinze réacteurs répartis sur quatre sites, qui produisent la moitié de son électricité, des centres de recherche sur l’atome et des dépôts de déchets radioactifs. Moscou veut contrôler l’ensemble de ces installations, par ailleurs très dépendantes des technologies et des combustibles russes.

Chantage

Le bombardement intentionnel d’un réacteur reste le scénario du pire – mais aussi le moins probable. Les experts s’inquiètent davantage d’une perte d’alimentation électrique empêchant le refroidissement du cœur, du pilotage des installations en mode dégradé par des employés sous pression ou encore de la difficulté d’acheminer des pièces en cas de panne. La sécurité environnant les centrales est une condition essentielle à leur fonctionnement en toute sûreté.

Ce chantage au nucléaire civil plus ou moins assumé aura des répercussions pour la Russie, dont l’industrie nucléaire a jusqu’ici échappé aux sanctions européennes, comme le pétrole et le gaz. Le pays va perdre une partie du crédit chèrement reconquis après la catastrophe de Tchernobyl (1986), symbole du délitement de l’URSS et de mauvais choix technologiques sur la sûreté. M. Poutine avait redoré son blason avec deux objectifs : accroître la part d’électricité d’origine nucléaire et exporter ses centrales au-delà du cercle des anciens « pays frères » – un moyen d’étendre son influence géo-économique.

Cette renaissance, la Russie la doit beaucoup à un homme : Sergueï Kirienko. Aujourd’hui numéro deux de l’administration présidentielle, parviendra-t-il à raisonner le président russe ? Jusqu’en 2016, il a dirigé Rosatom, fondé en 2007 sur les décombres du ministère de l’énergie atomique. Avec ses 250 000 salariés et ses 300 sociétés, présentes dans tous les métiers de l’atome, y compris des activités militaires, le conglomérat s’est imposé comme le premier exportateur mondial, devançant ses concurrents américains, japonais, français, coréens et chinois.

« Rosatom capte une part importante du marché en participant activement à dix-sept chantiers et vingt-cinq projets dans le monde », souligne la Société française d’énergie nucléaire. Des sanctions pourraient freiner ses ambitions internationales, même si le groupe exporte surtout réacteurs, combustible et services vers des pays entretenant des relations poussées avec Moscou : Chine, Inde, Iran, Turquie, Egypte, Hongrie, Arménie, Biélorussie, Ouzbékistan, Bangladesh… Autre atout : il assure 36 % de l’enrichissement de l’uranium et fournit 18 % du combustible des centrales.

Dilapider un capital précieux

Vladimir Poutine risque de dilapider un capital précieux pour son économie et son influence politique. Avec l’industrie de défense, le nucléaire civil est l’un des rares secteurs où la Russie est capable de briller à l’exportation. Si le Hongrois Viktor Orban a confirmé les contrats avec Rosatom, la Finlande annonçait, la veille de l’invasion de l’Ukraine, une « évaluation des risques » de sa commande d’une centrale russe. Il y a longtemps que la Pologne, les Etats baltes et la République tchèque refusent de s’en remettre à leur puissant voisin, les autres pays d’Europe de l’Est étant tenus par l’héritage industriel de l’ère soviétique.

Désormais, la question se pose : comment sanctuariser ces sites à haut risque ? Face à cette donne inédite, les garde-fous juridiques sont fragiles. La convention de Genève sur la protection des civils en temps de guerre a prévu la sauvegarde des sites par accord des belligérants ; encore faut-il qu’ils le veuillent. En 2017, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté, pour la première fois, une résolution sur la protection des « infrastructures essentielles », dont les centrales nucléaires, mais en cas d’attaque terroriste.

L’accusation de « terrorisme » lancée par Kiev n’est pas excessive. Terroriser n’a jamais fait peur au maître du Kremlin, dont l’armée pilonne des hôpitaux et des écoles. Il peut aussi bien exploiter la menace de contamination radioactive pour jeter les populations sur les routes de l’exode. Le prochain test sera son attitude face à la centrale de Konstantinovka (Sud), qui pourrait être à portée de canons russes dans quelques jours. Le monde est entré dans une ère où le nucléaire civil est devenu une cible et une arme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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