Source : Le Monde   (22/3/2022)

https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/03/22/les-revers-du-projet-international-de-reacteur-iter_6118615_1650684.html

Les revers du projet international de réacteur ITER

Le futur réacteur à fusion expérimental est épinglé par l’Autorité de sûreté nucléaire pour des questions techniques, tandis que la gestion humaine de ce projet pharaonique est critiquée.

Par

Un élément de la chambre à vide du réacteur ITER, dans le hall d’assemblage.

Sur le chantier pharaonique du prototype de réacteur nucléaire à fusion ITER du site de Cadarache (Bouches-du-Rhône), il n’y a pas que les ouvriers qui s’activent. Les ingénieurs ont dû changer leurs priorités pour répondre rapidement à la longue liste de demandes de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), afin que l’assemblage de cette machine unique au monde se poursuive dans le calendrier prévu.

Les requêtes de l’ASN, sous forme d’un courrier adressé par son président au directeur général de l’organisation internationale ITER, ont été révélées le 21 février par le site d’information New Energy Times, très critique sur l’énergie de fusion. La missive n’est pas une bonne nouvelle. Elle indique qu’en l’état l’assemblage du réacteur ne peut commencer, notamment l’étape-clé et irréversible du soudage des deux premiers éléments entre eux, sur neuf, constituant la chambre à vide de 19,4 mètres de diamètre et 11,4 mètres de haut, dans laquelle les réactions de fusion doivent avoir lieu.

Contrairement à la fission nucléaire qui casse des noyaux d’uranium pour libérer de l’énergie, ici, comme dans les étoiles, des noyaux d’hydrogène léger sont forcés à se marier. Pour que cette fusion ait lieu, il est nécessaire de rapprocher et de chauffer à 150 millions de degrés les noyaux suffisamment longtemps pour produire plus d’énergie que celle nécessaire à l’amorce de la réaction. Cette technique, dite « tokamak », utilise des champs magnétiques intenses pour confiner la matière.

Le projet ITER, décidé en 2006 et qui réunit six pays et l’Union européenne, doit faire la démonstration de la viabilité de cette solution à grande échelle à partir de 2025, pour un coût de construction d’environ 20 milliards d’euros. En 2012, lors de l’accord de l’ASN pour commencer le chantier, trois étapes dites « point d’arrêt » avaient été prévues comme autant de rendez-vous à honorer pour la poursuite des opérations. En 2014, pour le coulage de la chape de béton (le radier), et en 2016, pour des dispositifs de chauffage externes, ces étapes avaient été franchies.

Garantir la sûreté

Mais, le 25 janvier, un an après sa demande de « levée du troisième point d’arrêt », ITER a reçu la réponse négative de l’ASN : « Le point d’arrêt lié à l’assemblage tokamak ne pourra pas être levé (…). En conséquence, l’assemblage du tokamak ne peut être engagé. » Ce dernier devait avoir lieu « vers la fin 2022 », explique Laban Coblentz, directeur de la communication d’ITER. Il ajoute : « Le chantier n’est pas arrêté. Ce courrier n’interrompt pas le travail. C’est une phase habituelle de dialogue avec le régulateur. Il faut dire aussi que nous avons affaire à une machine qui est la première du genre et qui très complexe. »

Sur les deux premiers éléments de la chambre à vide, des travaux continuent, en effet, pour y souder des pièces de renforcement et des bobines électriques. Ils sont encore dans le hall d’assemblage et le premier pourrait être descendu dans le puits principal dans « quelques semaines », estime Laban Coblentz.

L’ASN demande, en fait, des compléments pour garantir la sûreté et la maîtrise de la radioprotection au sein de l’installation sur sept points. D’abord, sur la tenue des matériaux face au flux de neutrons émis lors des réactions. « ITER n’a pas apporté tous les éléments pour que nous puissions nous positionner », rappelle Bastien Lauras, chef de la division de Marseille de l’ASN.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés Au cœur du chantier ITER, qui va tenter de maîtriser la fusion nucléaire à l’œuvre dans les étoiles

Ensuite, lors des collisions avec les surfaces de la chambre à vide, ces neutrons rendent radioactifs des noyaux dans l’enceinte. L’ASN demande donc aussi des « cartographies radiologiques » pour estimer les rayonnements sur l’installation et permettre d’affirmer que la sécurité des travailleurs sera assurée. Elle indique aussi qu’il est nécessaire pour ITER de démontrer que le radier en béton supportera bien un éventuel surpoids lié à l’ajout de protections supplémentaires possibles. De même, elle demande un bilan plus abouti des diverses sources radioactives présentes lors du fonctionnement ou en cas d’accident de la machine. Tout comme elle exige de nouvelles démonstrations de la tenue de l’installation aux effets d’un séisme, pour tenir compte du retour d’expériences de l’accident de Fukushima, à l’instar de ce qui a été demandé pour les installations nucléaires classiques.

Des mois décisifs

Enfin, deux autres demandes concernent des défauts constatés lors de la fabrication. Le radier, capable de supporter les 400 000 tonnes de la machine complète, repose sur 493 piliers parasismiques, mais il s’est un peu relevé aux bords. L’ASN demande d’en tenir compte dans la démonstration finale de sûreté.

La dernière requête concerne les éléments de la chambre à vide. Les deux premiers, livrés par la Corée de Sud, de 440 tonnes chacun, ont des dimensions non conformes, dues à des défauts de fabrication. Cela nécessite de modifier la manière de les assembler par soudure ou de réparer ces non-conformités. Il était prévu qu’un robot, mis au point en Espagne, fasse le travail, mais la procédure a dû être revue. L’ASN demande donc des preuves que ces soudures répondront aux exigences de tenue et de sécurité.

Dans une lettre rendue publique par New Energy Times, Bernard Bigot, le directeur général d’ITER, assure que les Espagnols ont trouvé une solution. Laban Coblentz estime que toutes les réponses pourront être apportées « en avril ou mai ». « ITER doit déposer un nouveau dossier pour que nous puissions l’instruire », précise Bastien Lauras. Pour le premier point d’arrêt, ITER avait prévu de couler le béton en 2013 mais n’avait été autorisé à le faire que plus d’un an plus tard par l’ASN.

Les prochains mois vont donc être décisifs, car plusieurs autres événements sont en suspens. La partie européenne d’ITER, l’agence Fusion For Energy (FE), attend, elle aussi, les résultats d’une enquête, mais cette fois sur les conditions de travail en son sein. En mai 2021, un ingénieur s’est, en effet, suicidé. Puis, en novembre, une grève des personnels a poussé la direction à demander une enquête supplémentaire sur les circonstances de ce décès. Devant des parlementaires de la commission de contrôle budgétaire, le 28 février, Johannes Schwemmer, le directeur de F4E, a reconnu qu’un soutien psychologique avait été mis en place et que la charge de travail, avec « 98 projets à mener par 440 personnes », était très importante. Des représentants syndicaux ont, eux, parlé d’« absence de dialogue social » et de « management toxique ».

En juin prochain, le conseil d’ITER se réunira et « étudiera les propositions de révisions de calendrier et de coût », selon Laban Coblentz. En septembre 2021, Bernard Bigot considérait d’ailleurs comme « intenable » de commencer les opérations de test sans fusion, en 2025, comme prévu. Désormais, la communication d’ITER préfère évoquer non pas cette étape, mais celle, plus tardive, des premières réactions de fusion, annoncées pour 2035.

La Cour des comptes européenne prévenait, dans son rapport de 2021, que « tout changement dans les principales hypothèses qui sous-tendent l’estimation et l’exposition au risque pourrait entraîner d’importantes augmentations des coûts et/ou de nouveaux retards ». Prémonitoire, peut-être, celui-ci stipulait que « l’autorité française de sûreté nucléaire a le dernier mot, et [que] toute modification future des exigences en la matière pourrait avoir une incidence financière importante ».

David Larousserie


--

powered by phpList 3.6.12, © phpList ltd