Source : Le Monde   (18/5/2022)

https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/05/18/nucleaire-un-nombre-record-de-reacteurs-a-l-arret_6126572_3244.html

Nucléaire : un nombre record de réacteurs à l’arrêt

Depuis fin avril, plus de la moitié de la capacité installée du parc est indisponible. Une situation sans précédent, qui s’explique par des fermetures panifiées mais aussi par un problème inattendu de corrosion.

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Sur les 56 réacteurs en exploitation, 29 étaient à l’arrêt lundi 16 mai : alors que le président de la République, Emmanuel Macron, entend relancer la filière nucléaire, avec la construction de nouvelles unités, le parc actuel connaît une indisponibilité record. En cause, des mises à l’arrêt prévues de longue date, notamment pour effectuer les examens nécessaires à la prolongation de la durée de vie des réacteurs au-delà de quarante ans, mais aussi un phénomène inattendu et encore largement inexpliqué de corrosion sur des tuyauteries. Cette situation, qui pose des problèmes de sécurité d’approvisionnement en électricité, soulève également des questions en termes de sûreté.

En janvier, la disponibilité moyenne du parc a été de 48 gigawatts (GW), sur 61,4 GW de puissance installée. Un plus bas historique, sans précédent depuis 1999 et l’entrée en service des deux derniers réacteurs raccordés au réseau. Elle s’est encore réduite au cours des mois suivants : depuis fin avril, moins de 30 GW de puissance sont disponibles. « La différence par rapport à un mois de mai normal est de l’ordre de 10 à 15 gigawatts, c’est considérable », observe Thomas Veyrenc, directeur exécutif du gestionnaire du réseau de transport d’électricité RTE.

Si cette chute du niveau de production est inédite, elle s’inscrit toutefois dans une tendance à la baisse entamée il y a plusieurs années. De 2000 à 2015, la production du parc français est globalement stable avec un pic en 2005, lorsque les 19 centrales fournissent 78 % de l’électricité du pays. Ces dernières années en revanche, la production annuelle est demeurée sous la barre des 400 térawattheures (TWh). En 2020, le parc ne fournit plus que 67 % de la production électrique, le niveau le plus faible depuis 1985. En 2022, la production pourrait même dégringoler sous la barre des 300 TWh, selon les prévisions d’EDF.

Vieillissement, problèmes techniques, conditions climatiques… Cette évolution s’explique par une combinaison d’éléments. « Chaque année est singulière, il n’y a pas un facteur unique que l’on verrait s’aggraver au cours du temps », observe Yves Marignac, chef du pôle expertise nucléaire et fossiles de l’institut négaWatt, et membre d’un groupe permanent d’experts de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Mycle Schneider, consultant international sur le nucléaire et coordinateur du World Nuclear Industry Status Report, pointe également la difficulté à analyser cette tendance. « Si EDF planifie l’arrêt d’une unité pour trois semaines pour maintenance et rechargement du combustible mais que le réacteur ne redémarre finalement que trois mois plus tard, c’est toujours classé comme un arrêt planifié, sans que l’on sache exactement ce qui s’est passé », note-t-il. Ces dernières années, la durée moyenne de tous les types d’arrêt a augmenté.

RTE prévoit que la production du parc reparte à la hausse au cours des prochaines années mais sans retrouver le niveau des années 2000. « Parce qu’elles sont plus âgées, les centrales s’arrêtent plus longtemps pour effectuer davantage de travaux de maintenance ou de changements de composants », explique Thomas Veyrenc.

Concernant l’indisponibilité actuelle du parc, trois raisons principales sont clairement identifiées. D’abord, celui-ci subit toujours les effets de la crise sanitaire. En 2020, les confinements ont contraint EDF à reporter des arrêts prévus pour des opérations de maintenance légère et de rechargement du combustible. Depuis, l’entreprise tente de rattraper les retards dans un calendrier très contraint.

Ensuite, les 32 réacteurs les plus anciens du parc doivent effectuer leur « visite des 40 ans ». Ces examens approfondis et le volume exceptionnel des travaux nécessitent des arrêts longs : l’unité 5 de la centrale du Bugey (Ain) par exemple, qui a débuté sa quatrième visite décennale le 31 juillet 2021, n’a toujours pas été remise en service. « On arrête les réacteurs six mois pour qu’ils puissent ensuite fonctionner dix ans de plus, c’est le meilleur investissement possible », justifie Valérie Faudon, déléguée générale de la Société française d’énergie nucléaire.

Surtout, à ces éléments prévisibles s’est ajouté un facteur imprévu : la découverte, par EDF, d’un problème de « corrosion sous contrainte » sur des tuyauteries du circuit d’injection de sécurité – ce système de sauvegarde permet d’injecter de l’eau dans le circuit primaire principal pour refroidir le cœur du réacteur en cas d’accident. En décembre 2021, l’exploitant a annoncé que ce phénomène avait été détecté sur une unité de la centrale de Civaux (Vienne). Dans la foulée, les trois autres réacteurs de même technologie – les plus récents et plus puissants du parc (1 450 MW) – ont été mis à l’arrêt par « mesure de précaution ». Depuis, des indications du même phénomène de corrosion ont été détectées sur des réacteurs de 1 300 MW et de 900 MW, et plusieurs unités ont été arrêtées le temps d’effectuer des contrôles, ce qui déstabilise largement la production.

EDF a envoyé le 13 mai à l’Autorité de sûreté nucléaire sa proposition de stratégie de contrôles priorisés sur l’ensemble du parc, qui est en cours d’instruction. Le gendarme du nucléaire a déjà fait savoir, mercredi 17 mai, que le traitement de ces anomalies prendrait plusieurs années.

Ce niveau de production historiquement bas a une première conséquence évidente : il fait peser des risques sur l’approvisionnement électrique. Si RTE n’anticipe pas de difficultés pour le printemps et l’été, la France n’exporte quasiment plus d’électricité, contrairement aux années précédentes. Et l’hiver prochain pourrait être tendu : « Cela dépendra en premier lieu des prix et de la disponibilité du gaz en Europe, en lien avec le contexte international, et ensuite de la disponibilité du parc nucléaire français », précise Thomas Veyrenc.

Or la sécurité électrique n’est pas sans impact sur la sûreté : prendre la décision d’arrêter un ou plusieurs réacteurs peut s’avérer plus difficile lorsque cela met en péril l’approvisionnement des Français. Le président de l’ASN, Bernard Doroszczuk, a d’ailleurs déploré cette situation dès janvier : « Cette accumulation d’événements mène à la situation que nous redoutions : une tension sur le système électrique qui pourrait mettre des décisions de sûreté en concurrence avec des décisions de sécurité électrique », expliquait-il dans un entretien au Monde.

Pour Mycle Schneider, la situation actuelle est déjà révélatrice d’une « pratique du compromis » concernant la sûreté. « Après la découverte de suspicions de corrosion sur un réacteur de 1 450 MW, les trois autres de même type ont immédiatement été mis à l’arrêt. Mais ça n’a pas été le cas pour les autres réacteurs. » EDF assure de son côté « ne jamais transiger avec la sûreté » : « Les 12 réacteurs pour lesquels soit les contrôles réalisés in situ soit l’analyse documentaire ont montré une suspicion de présence de corrosion sous contrainte sont aujourd’hui à l’arrêt », affirme l’entreprise. L’ASN a également assuré mercredi que, selon les premiers éléments, les réacteurs les plus puissants seraient les plus concernés par le phénomène.

Cette situation pourrait aussi influer sur l’avenir de la politique énergétique de la France. L’actuelle programmation pluriannuelle de l’énergie prévoit en effet la mise à l’arrêt de 12 réacteurs d’ici à 2035, pour diversifier le système électrique en ramenant la part du nucléaire à 50 %. Un objectif balayé par le président Macron en février lors de son discours de Belfort, au cours duquel il a affirmé vouloir que soient entretenus pour durer « tous les réacteurs qui peuvent l’être ». « C’est la bonne solution, assure Valérie Faudon, la situation actuelle montre qu’il faut des marges. »

Les opposants au nucléaire, au contraire, déplorent une logique de « fuite en avant » : « On repousse toujours un peu plus la fermeture des réacteurs, ce qui rend le système électrique toujours plus dépendant d’un parc nucléaire toujours plus défaillant », regrette Yves Marignac.

Perrine Mouterde

 

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