Source : Le Monde    (8/6/2022)

https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/06/08/afin-de-prolonger-deux-de-ses-centrales-nucleaires-engie-veut-faire-payer-la-belgique_6129346_3234.html

Afin de prolonger deux de ses centrales nucléaires, Engie veut faire payer la Belgique

Le groupe français demande à l’Etat belge de participer au financement de la prolongation de dix ans des deux centrales de Tihange et Doel. Il voudrait également faire de l’Etat un coexploitant des installations pour réduire les risques financiers.

Par

La centrale nucléaire de Tihange, dans la province belge de Liège, le 6 mai 2022.

L’annonce, en mars, d’une prolongation jusqu’en 2035 de deux des sept réacteurs nucléaires belges était censée clore une longue histoire, émaillée de rebondissements et de revirements. Il n’en sera rien : Engie-Electrabel a, comme cela était prévisible, décidé de poser de lourdes exigences pour ce maintien de l’activité. Et jeté un pavé dans la mare, mardi 31 mai : dans une lettre au premier ministre, Alexander De Croo, l’énergéticien a demandé à l’Etat belge de devenir une sorte de coexploitant des centrales et de cofinancer, non seulement la prolongation de Tihange 3 et Doel, mais aussi les coûts du démantèlement des autres réacteurs et le traitement des déchets.

En position de force face à des autorités qui ont longtemps tergiversé et sont, en outre, confrontées aux conséquences de la guerre en Ukraine pour l’approvisionnement en gaz, la directrice générale d’Engie, Catherine MacGregor, estime que le montant des décisions que le groupe devrait assumer s’élève à 1 milliard d’euros. Une prise de risque jugée trop importante pour un opérateur privé qui, par ailleurs, avait exprimé ses réticences quant à la prolongation des centrales. Invoquant sa nécessaire « stabilité », le groupe se dit toutefois soucieux de contribuer à la sécurité d’approvisionnement du pays.

C’est aussi la priorité du gouvernement assurait, jeudi 2 juin, M. De Croo. Lequel doit, en principe, faire aboutir la négociation avec le groupe français avant la fin du mois de juin. La discussion promettait, de toute façon, d’être orageuse. Les Verts, membres de la coalition fédérale, entendent qu’Engie-Electrabel supporte seul les coûts du démantèlement et des déchets, au nom du principe « pollueur-payeur ». La facture atteindrait au total 40 milliards d’euros et la ministre écologiste de l’énergie, Tinne Van der Straeten, compte bien la faire régler intégralement par l’exploitant.

Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur libéral, un autre parti de la majorité a, lui aussi, crispé le débat, en affirmant qu’il n’était pas question que l’Etat paie pour un partenaire privé qui, selon ce dirigeant, réalise une marge bénéficiaire de près de 500 % sur chaque kilowattheure produit. L’essentiel de ces dividendes remonte vers Paris, où le groupe prouve ainsi sa solidité, ajoute, quant à elle, la gauche radicale. Les centrales belges ont permis au groupe d’engranger 583 millions d’euros au premier trimestre 2022, affirme le quotidien De Standaard.

« Une épée de Damoclès supplémentaire »

« On ne négocie pas ce genre de chose sur la place publique », affirme M. De Croo, en tentant de calmer le jeu. Son équipe ministérielle a, en tout cas, refusé jusqu’ici toute idée d’une coexploitation. Et elle compte toujours sur une prolongation à partir de 2025, alors qu’Engie met en avant des problèmes d’approvisionnement en combustible, ce qui pourrait retarder l’échéance d’un ou deux ans, et donc priver le pays d’un recours au nucléaire durant deux hivers. S’il entend subventionner, comme prévu, des capacités autres de production – dont des centrales au gaz, à construire –, le gouvernement devrait, en tout cas, déterminer rapidement s’il pourra compter ou non sur l’apport du nucléaire, et jusqu’à quand.

Engie-Electrabel craint que l’Agence fédérale belge de contrôle nucléaire lui demande des enquêtes approfondies sur l’état de ses réacteurs

Le couteau sous la gorge, serait-il finalement prêt à partager les coûts avec Engie ? L’exploitant craint visiblement que les prix de l’électricité ne restent pas à leur niveau actuel, ce qui ne lui permettrait pas de rentabiliser les investissements pour la prolongation des centrales de Doel et Tihange. En tentant de forcer la Belgique à prendre une participation dans une nouvelle société regroupant les deux unités, le groupe espère à la fois se prémunir de décisions « inamicales » et réduire ses risques financiers.

Engie-Electrabel a une autre crainte : que l’Agence fédérale belge de contrôle nucléaire lui demande des enquêtes approfondies sur l’état de ses réacteurs, compte tenu des défauts constatés en France et la mise à l’arrêt de 12 unités en raison de phénomènes de corrosion. Engie-Electrabel affirme que rien n’a été détecté en Belgique mais, selon le quotidien L’Echo, la direction du groupe est inquiète. « C’est une épée de Damoclès supplémentaire », relevait le journal, le 19 mai, rappelant que des microfissures détectées sur les cuves de deux unités, Tihange 2 et Doel 3, ont entraîné une mise à l’arrêt de près de vingt mois en 2014-2015.

Comment, désormais, parvenir à un indispensable accord avec l’exploitant, tout en conciliant des vues très opposées au sein du gouvernement ? Certaines sources évoquent déjà un report des échéances par M. De Croo. Le puissant parti Alliance néoflamande (N-VA), dans l’opposition, propose, lui, de fournir une « majorité de rechange ». Parce que, selon son président, Bart De Wever, les écologistes veulent en réalité faire échouer la négociation et aboutir ainsi à une fermeture complète du parc belge.

Jean-Pierre Stroobants(Bruxelles, Correspondant)


--

powered by phpList 3.6.12, © phpList ltd