Source : Le Monde    (6/1/2021)

https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/06/il-faut-defendre-la-liberte-de-la-recherche-en-sciences-humaines-et-sociales_6065328_3232.html

« Il faut défendre la liberté de la recherche en sciences humaines et sociales »

Tribune

Après le licenciement de la sociologue Christine Fassert, un collectif de chercheurs dénonce, dans une tribune au « Monde », le retour de méthodes autoritaires et de censure dans les organismes nucléaires.

Tribune. Contrôler, surveiller, circonscrire ou contrebalancer toute information et toute recherche interrogeant le fonctionnement de la filière nucléaire a constitué pendant longtemps une sorte de réflexe chez les promoteurs du nucléaire, avant tout soucieux d’acceptabilité sociale de ce secteur à haut risque. Une série de réorganisations au sein des agences d’expertise et de régulation, commencées dans les années 1990 en lien avec les impacts de la catastrophe de Tchernobyl, ont donné lieu, notamment, à la création d’entités « indépendantes », l’Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN) en 2001 et l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) en 2006.

Ces changements ont pu laisser penser que les principales tensions critiques entre opérateurs du nucléaire et mondes de la recherche appartenaient au passé : des travaux de sciences sociales, menés à la fois en interne et en externe, pouvaient aborder de multiples aspects de l’énergie nucléaire.

En 2012, lorsque la sociologue Christine Fassert a été recrutée par le département des sciences humaines et sociales de l’IRSN, il s’agissait pour l’institut d’ouvrir un nouvel espace de recherches rendues nécessaires par la catastrophe de Fukushima de mars 2011. L’expérience n’a visiblement pas été concluante. En effet, en juin 2020, Christine Fassert a été licenciée pour « comportement inadapté » et « insubordination récurrente avec défiance vis-à-vis de sa hiérarchie », qualifications qui masquent difficilement une reprise de contrôle sur la production des connaissances et des énoncés sur le nucléaire.

Les recherches de Christine Fassert avaient pourtant pour objet d’observer et questionner les vulnérabilités, les actions et les décisions engendrées par la catastrophe nucléaire japonaise. Dans plusieurs secteurs du nucléaire, des témoignages font part de pressions de plus en plus fortes s’exerçant non seulement sur les chercheurs liés au secteur ou les doctorants bénéficiant de financement des agences nucléaires mais également sur les unités de recherche externes liées par des contrats de recherche.

Obstructions hiérarchiques

Pendant plusieurs années, Christine Fassert a fait face à des obstructions de la part de sa hiérarchie pour engager et mener à bien ses projets, difficultés liées à ce que l’IRSN considère sous les catégories sensibles de « gouvernance des risques nucléaires » ou de « gestion post-accidentelle ». Son travail de recherche fut à maintes reprises remis en cause par des interventions directes de sa hiérarchie, laquelle a, dans les derniers temps, dressé des obstacles à la publicisation de ses résultats.

Fin 2019, à l’issue d’un programme collectif de recherche lancé en 2014 et financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), Christine Fassert était sur le point de publier un article s’appuyant sur des entretiens avec des contre-experts et sur l’examen des auditions du rapport dit Pompili. La publication comme sa présentation au colloque de clôture de l’ANR ont été bloquées par sa hiérarchie, au motif que ce travail révélait un parti pris.

Les chercheurs dans le domaine de l’atome ne sont pas de simples exécutants œuvrant à rendre cette source d’énergie acceptable

Quelques mois plus tard, un article commandé pour un volume spécial de la revue scientifique et technique Les Annales des Mines a connu le même sort, au motif qu’« il mettait en défaut l’expertise institutionnelle [de l’IRSN] par rapport à la contre-expertise ». Moyennant une enquête de terrain de longue date, l’article conclut que « pour certains citoyens [japonais], les contre-experts ont été considérés comme les seuls acteurs prenant en compte leurs intérêts – et, au-delà de leurs intérêts, leur vulnérabilité – dans une situation de risque ». Cette conclusion est accusée de promouvoir la seule contre-expertise, qui est de fait essentielle dans l’amélioration du contrôle des risques radioactifs et donc de la protection de l’environnement et de la santé publique

Dans les deux cas, Christine Fassert s’est donc vu reprocher d’avoir trahi « le point de vue institutionnel de l’IRSN ». Elle aurait dû employer systématiquement les formules et concepts préférés de son institution, de « l’amélioration continue de la sûreté » à « l’ouverture à la société », en passant par le « dialogue technique ». Les sciences humaines et sociales ne sauraient se réduire à des outils de communication au service des industries de l’atome, et les chercheurs ne sont pas de simples exécutants œuvrant à rendre cette source d’énergie acceptable.

Garantir l’indépendance des recherches

Ces incidents et le licenciement qui en a résulté appellent à interroger le rôle de l’IRSN dans la gestion du risque nucléaire, son indépendance et sa crédibilité. Ils posent aussi des questions fondamentales sur le rôle des chercheurs au sein des organismes ayant un statut d’établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) – ce qui est le cas de l’IRSN. Des organismes publics qui ont pour mission de mener des recherches au service de la société peuvent-ils réduire au silence leurs employés lorsque les recherches produites ne correspondent pas aux attentes de leur hiérarchie ? Peut-on par ailleurs laisser ces mêmes organismes intervenir sur les contenus scientifiques produits au sein de partenariats de recherche, au nom de la défense de la « cause » institutionnelle ? Le retour des logiques de promotion du nucléaire portées par certains dirigeants entre nécessairement en conflit avec une mission d’expertise indépendante.

Christine Fassert a refusé de dénaturer les résultats de ses recherches pour satisfaire les attentes des promoteurs de la filière nucléaire peu enclins à mettre en avant les enjeux de santé publique et environnementale. Les signataires de ce texte rejettent la qualification d’« insubordination », puisqu’il est avant tout question d’éthique de la science et de liberté de la recherche, essentielles à tout fonctionnement démocratique, a fortiori sur un sujet aussi important que le nucléaire.

Nous demandons aux autorités publiques de garantir l’indépendance des recherches au sein des établissements publics de type EPIC. Il faut imaginer d’autres formes de suivi et d’évaluation des recherches, en ouvrant des espaces de discussion critique portés par une pluralité d’acteurs. Il y va de la crédibilité des agences et des institutions. Les recherches en sciences humaines et sociales n’ont pas pour vocation de conforter les préjugés ni de soutenir les cadrages officiels ; elles œuvrent à la production de connaissances nouvelles, parfois dérangeantes, au service de l’ensemble des citoyens.

Marie Augendre, maîtresse de conférences à l’université Lumière Lyon-II
David Boilley, physicien et président de l’Association pour le contrôle de la radioactivité dans l’Ouest (ACRO)
Francis Chateauraynaud, directeur d’études en sociologie à l’EHESS
Michaël Ferrier, professeur de littérature à l’université de Chuo (Japon)
Jean-Michel Fourniau, directeur de recherche à l’université Gustave-Eiffel, président du groupement d’intérêt scientifique Démocratie et Participation
Alain Gras, professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne
Reiko Hasegawa, chercheuse associée au Médialab de Sciences Po
Gabrielle Hecht, professeure de sécurité nucléaire à l’université de Stanford (Etats-Unis)
Sophie Houdart, directrice de recherche en anthropologie au CNRS
Paul Jobin, chercheur à l’Institut de sociologie de l’Academia Sinica (Taiwan)
Frédérick Lemarchand, professeur de sociologie à l’université de Caen
Sophie Poirot-Delpech, maîtresse de conférences à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne
Yoshiyuki Sato, professeur associé à l’université de Tsukuba (Japon)
Kurumi Sugita, chercheuse retraitée au CNRS
Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche honoraire à l’Inserm
Sezin Topçu, chercheuse au CNRS (CEMS-EHESS)

 


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