Source  : Le Monde   (26/4/2021)

https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2021/04/26/le-jour-ou-la-suede-a-decouvert-la-catastrophe-de-tchernobyl_6078037_4500055.html

Le jour où la Suède a découvert la catastrophe de Tchernobyl

Le 26 avril 1986, l’un des réacteurs de la centrale de Tchernobyl, en Ukraine, explosait, libérant sur l’Europe un nuage radioactif. Mais ça n’est que deux jours après, grâce à l’employé d’une centrale nucléaire suédoise, à 1 100 km de là, que l’alarme est donnée.

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  Mesure du taux de radioactivité des vêtements des employés de la centrale suédoise le 28 avril 1986.

À chaque anniversaire, depuis trente-cinq ans, Clifford Robinson repense à ce jour d’avril 1986. Âgé de 64 ans aujourd’hui, il enseigne les mathématiques et la physique dans un lycée d’Uppsala, au nord de Stockholm. Cela fait des années qu’il n’a pas mis les pieds dans une centrale nucléaire, et il ne s’en plaint pas. Pour lui, l’uranium n’est pas une solution pour faciliter la transition énergétique, quoi qu’en dise une partie de la droite suédoise, qui regrette la fermeture de la moitié des douze réacteurs du pays depuis 1999 et voudrait en ouvrir de nouveaux.

« En faisant des calculs, fondés sur la direction du vent, il est devenu évident que cela venait de l’extérieur. Tout pointait vers un accident qui se serait produit quelques jours plus tôt en Ukraine ou en Biélorussie. » Gunnar Bengtsson, ancien patron de l’Institut suédois de radioprotection

Dans son lycée, les élèves savent qu’il est une célébrité. Le 28 avril 1986, Clifford Robinson a été le premier à découvrir la catastrophe de Tchernobyl, en Ukraine (qui faisait alors partie de l’URSS). « Tout à fait par hasard », s’empresse-t-il de préciser. Il était alors chimiste à la centrale de Forsmark, sur la côte est de la Suède, à 150 kilomètres environ de Stockholm, et à plus de 1 100 kilomètres de la centrale ukrainienne.

En arrivant au travail, ce matin-là, il a pris son petit déjeuner, puis il est allé se brosser les dents, dans une salle de bains jouxtant la zone sécurisée de la centrale. En sortant, il a dû passer un contrôle de sécurité : « La machine, qui était là pour vérifier que les employés n’étaient pas contaminés avant de sortir, s’est mise alors à sonner, ce qui n’avait aucun sens, puisque je venais de l’extérieur. »

C’est l’incompréhension

Il pense d’abord que l’équipement est défaillant et se rend dans son laboratoire pour analyser les filtres qu’il a prélevés dans les cheminées : tout est normal. « Mais un peu plus tard, dans la matinée, quand je suis sorti pour boire un café, il y avait une longue file d’attente devant le contrôle de sécurité. Ça sonnait à chaque passage. C’était incompréhensible. »

Le chimiste ne voit qu’une explication : une fuite de radioactivité, passée inaperçue, qui aurait contaminé les environs de la centrale. Pour en avoir le cœur net, il emprunte les chaussures d’un employé, qui vient de pointer. À ce moment-là, l’ordre est donné d’évacuer. Clifford Robinson, lui, reste sur place pour analyser les échantillons prélevés sur les chaussures de l’ouvrier.

« Sans le savoir, nous avons été le premier média au monde à révéler la catastrophe de Tchernobyl. » Janne Nordling, ancien journaliste à Radio Uppland

Les résultats le sidèrent : « Je n’avais jamais vu une pareille radioactivité. Même comparé aux niveaux observés dans les piscines de refroidissement de la centrale, c’était énorme. » À Forsmark, c’est l’incompréhension car aucun système d’alerte ne s’est déclenché. Les trois réacteurs fonctionnent à plein, sans le moindre signe d’une anomalie. Mais, à l’extérieur de la centrale, quelque chose ne va pas.

Journaliste à Radio Uppland, Janne Nordling se souvient, lui aussi, de ce 28 avril 1986, à jamais inscrit dans les annales de la rédaction. « Sans le savoir, nous avons été le premier média au monde à révéler la catastrophe de Tchernobyl », s’amuse le désormais retraité. À 10 h 30, la radio locale interrompt ses programmes pour informer le public de la situation à Forsmark. Deux journalistes sont envoyés sur place, ce qui, « avec du recul, aurait pu être dramatique s’il y avait eu un accident », constate Janne Nordling. Il se rappelle avoir appelé l’école de ses enfants, « pour leur dire de garder les élèves à l’intérieur ».

A 19 heures, Moscou confirme l’accident

À Stockholm, Gunnar Bengtsson, le patron de l’Institut suédois de radioprotection (SSI), débarque de l’aéroport. Il rentre d’un voyage d’affaires au Brésil et en Arabie saoudite. À peine arrivé, on l’informe de la situation à Forsmark. Dans les heures qui suivent, d’autres centrales, en Suède et en Finlande, donnent l’alerte. « En faisant des calculs, fondés sur la direction du vent, il est devenu évident que cela venait de l’extérieur. Tout pointait vers un accident qui se serait produit quelques jours plus tôt en Ukraine ou en Biélorussie », explique Gunnar Bengtsson.

La ministre suédoise de l’énergie et de l’environnement, Birgitta Dahl, contacte alors l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), ainsi que les ambassades du royaume, dont celle de Moscou. L’épisode est rapidement évoqué dans la mini-série Chernobyl (2019), réalisée par le Suédois Johan Renck, né en 1966 à Uppsala, à une heure de route de Forsmark.

 

À 19 heures, le 28 avril, deux jours après l’explosion du quatrième réacteur de Tchernobyl, Moscou confirme enfin l’accident. Clifford Robinson se souvient de l’effroi des employés de Forsmark, en pensant à ce que leurs collègues en Ukraine avaient enduré. Lui avait les yeux rivés sur le ciel : « Dans la nuit, il a plu et les niveaux de radioactivité ont de nouveau monté. »

Aujourd’hui encore, dans certaines régions, les champignons et le gibier affichent des niveaux de concentration de césium 137 supérieurs à la normale.

En Europe, fin avril, le nord de la Suède a été une des zones les plus touchées par les retombées du nuage radioactif. « Ce n’est que lorsque la direction des vents a changé, le 8 mai, que nous avons pu commencer à respirer », précise Gunnar Bengtsson. Pour les agriculteurs et les éleveurs de rennes, dont des milliers de bêtes ont été jugées impropres à la consommation, ce fut un traumatisme.

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Aujourd’hui encore, dans certaines régions de la Suède, les champignons et le gibier affichent des niveaux de concentration de césium 137 supérieurs à la normale, remarque Klas Rosén, chercheur à l’Université suédoise des sciences agricoles (SLU). En 2011, des chercheurs de l’université de Tokyo ont contacté la SLU, après l’accident de Fukushima, en raison de son expertise dans le domaine des retombées radioactives. La question, selon Klas Rosén, n’est « pas de savoir s’il y aura un jour une nouvelle catastrophe, mais quand elle se produira ».


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