Source : Connaissance des Energies   (28/1/2021)

https://www.connaissancedesenergies.org/tribune-actualite-energies/hercule-ou-pas-hercule-telle-est-la-question

Hercule ou pas Hercule ? Telle est la question...

 
Jacques Percebois      Professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)

Le grand projet « Hercule » de restructuration d’EDF, qui doit entre autres permettre de financer le « nouveau » nucléaire(1), fait l’objet de nombreuses interrogations ces derniers jours : négociations compliquées à Bruxelles et chute du cours du groupe(2), inquiétude et mobilisation des organisations syndicales

Plusieurs schémas peuvent être envisagés pour réorganiser le groupe EDF.

Le projet Hercule dans sa conception actuelle

Le projet Hercule en discussion à Bruxelles prévoit de scinder EDF en deux (voire trois) entités : EDF « bleu », une société totalement publique, qui regrouperait la production nucléaire et le réseau de transport de RTE (voire la production hydraulique), et EDF « vert », une société qui serait partiellement privatisée et qui comprendrait les activités de commercialisation de l’électricité, la production d’électricité d’origine renouvelable et thermique (gaz) ainsi que le réseau de distribution d'Enedis. Une alternative serait d’isoler l’hydraulique dans une troisième entité, plus ou moins régulée (EDF « azur »).

La production d’électricité nucléaire pourrait ainsi être considérée en totalité (nucléaire « historique » et « nouveau » nucléaire) comme une « facilité essentielle » (un bien commun), à l’instar des réseaux de transport et distribution, et son prix serait régulé par la CRE. Tous les fournisseurs d’électricité, EDF « vert » comme les alternatifs, achèteraient cette électricité au même prix et il n’y aurait plus de discrimination aux yeux de la Commission européenne(3).

Pour ses défenseurs, cette solution permettrait à l’État d’accorder des subventions à cette entreprise publique sans opposition de la Commission européenne puisque le nucléaire deviendrait un bien commun. Les subventions publiques, qui risquent d’induire des distorsions de concurrence, sont en effet interdites par les directives européennes, sauf si elles sont affectées à une infrastructure qui profite à tous les fournisseurs, ce qui serait le cas avec EDF « bleu ».

Ce projet Hercule est toutefois critiqué pour plusieurs raisons :

  • il risque de conduire à une désoptimisation des choix industriels du groupe EDF si plusieurs entités, certaines publiques, d’autres privées, ne sont reliées entre elles que par des rapports d’ordre financier (logique de holding). Certains anti-nucléaires peuvent être séduits par ce projet car cela peut être un moyen d’isoler le nucléaire pour organiser sa « sortie » ;
     
  • il peut sembler illogique de rattacher une partie du réseau électrique (RTE) à une entreprise publique, et l’autre partie (Enedis) à une société privatisée (EDF « vert »)(4) ;
     
  • on peut anticiper que le gestionnaire du réseau de distribution Enedis, en charge de l’injection comme du soutirage des kWh, se trouvera face à un conflit d’intérêt lorsqu’il s’agira d’arbitrer entre le raccordement de capacités renouvelables financées par EDF « vert » et de celles financées par des alternatifs ;
     
  • la privatisation d’EDF « vert » trouve sa légitimité dans l’ouverture du capital d’Enedis qui en constitue la pépite. C’est une activité stratégique et l’entrée possible au capital de fonds de pension américains ou de capitaux chinois ne peut qu’inquiéter. Contrôler les réseaux c’est imposer ses normes et maîtriser une foule de données sensibles.

Alternative n°1 : le maintien du statu quo de la structure d’EDF et un financement « au fil de l’eau » du nouveau nucléaire

La justification du projet Hercule s’appuie beaucoup sur la difficulté qu’aurait EDF à s’endetter davantage, dans un contexte où l’entreprise est déjà fortement endettée (41 milliards d’euros) et doit financer le grand carénage d’une partie du nucléaire historique (35 à 45 milliards d’euros sur une dizaine d’années).

Une solution serait de financer le nouveau nucléaire (47 milliards d’euros au total dans le cas de 6 « EPR2 », sur une période assez longue) de la même façon que l’on finance les réseaux de transport et de distribution, « au fil de l’eau » : la CRE donne son accord pour un programme pluriannuel et calcule chaque année la BAR (base d’actifs régulés) par rapport à laquelle est fixé le montant à récupérer pour financer l’investissement de l’année et l’amortissement en cours(5).

Il faudrait y inclure, comme pour les réseaux, un taux de rendement du capital investi. Dans cette configuration, EDF n’aurait pas à faire l’avance de l’ensemble ou d’une grande partie du financement et se contenterait de lever les fonds nécessaires aux investissements annuels.

Alternative n°2 : un mécanisme de « droits de tirage » ouvert à tous les opérateurs

Une solution alternative serait de considérer que tous les opérateurs présents sur le marché français (fournisseurs qui bénéficient aujourd’hui du mécanisme de l’ARENH) pourraient, s’ils le souhaitent, participer au financement du « nouveau » nucléaire, comme l’ont fait des opérateurs allemands et suisses lors de la construction de la centrale de Fessenheim. Cela leur donnerait des droits de tirage sur la production d’électricité nucléaire.

Il n’y aurait pas de discrimination puisque tous les opérateurs seraient en mesure de « souscrire du nucléaire », sous réserve de participer à son financement. Dans un tel scénario, le statut d’EDF n’aurait pas de raison d’être modifié.

Alternative n°3 : un maintien du statu quo avec une recapitalisation d’EDF

L’État justifie le projet Hercule en expliquant que l’octroi de subventions à EDF pour financer de nouveaux réacteurs serait refusé par la Commission européenne au motif que cela entraînerait une distorsion de concurrence au détriment des fournisseurs alternatifs.

Juridiquement l’argumentation est fondée. Toutefois, si la même somme d’argent était versée à EDF sous forme de dotations en capital, cette argumentation ne serait plus recevable. Rien ne s’oppose en droit européen à ce que l’État actionnaire accorde des augmentations de capital à une entreprise publique, sous réserve qu’il se comporte comme un « actionnaire de droit commun ». Cela requiert que l’État reçoive des dividendes de la part de l’entreprise (sinon ces dotations pourraient être considérées comme une aide d’État déguisée).

La Commission européenne n’est pas compétente, aux termes des traités, pour dire si une entreprise doit être publique ou privée, ni d’ailleurs pour dire ce que doit être le mix électrique d’un pays. Ces deux points relèvent de la compétence de chaque État européen.

La solution d’une recapitalisation (en plusieurs étapes) d’EDF permettrait de maintenir un pôle public intégré avec plusieurs composantes : le nucléaire, les réseaux (RTE et Enedis) et l’hydraulique. Le cas de l’hydraulique mérite une attention particulière du fait des missions multiples remplies par les barrages et de la présence des collectivités locales qui sont des partenaires obligés dans la gestion de l’eau.    

Les règles du marché s’arrêtent là où commence la volonté politique de l’État en charge de l’intérêt national. Il faut s’attendre dans un futur proche à une restructuration importante du secteur de l’électricité partout dans le monde (via des OPA plus ou moins amicales). L’entreprise EDF devra demain faire face à la concurrence de nouveaux acteurs dont la capitalisation boursière est bien supérieure à la sienne : les groupes pétroliers qui se lancent dans l’électricité (entre autres du fait de la substitution du véhicule électrique au véhicule thermique), mais surtout les géants du numérique (les GAFAM) car le numérique est le frère jumeau de l’électrique. Certains opérateurs du numérique sont déjà des fournisseurs d’électricité et tendent à devenir des producteurs et des distributeurs. Le contrôle des données et du vecteur par lequel transitent ces données (l’électricité) va devenir un enjeu industriel majeur. Le maintien de la souveraineté nationale est ici stratégique.


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