La Croix : Le rapport du Giec publié le 9 août dresse un constat inquiétant. Comment réagissez-vous ?

Ursula von der Leyen : Nous devons agir sans attendre. Je me suis rendue, en Belgique, dans les villes récemment dévastées par les inondations. C’était un douloureux rappel que ces événements météorologiques se produisent de plus en plus souvent, partout dans le monde. Et que nous ne pouvons plus faire face aux coûts croissants du changement climatique.

Faire de l’Europe le premier continent neutre au niveau climatique d’ici à 2050 est mon absolue priorité depuis ma prise de fonction à la tête de la Commission européenne. J’ai présenté le Pacte vert pour l’Europe onze jours après le début de mon mandat en 2019. Et depuis, avec les 27 États membres de l’UE et le Parlement européen, nous avons fait de cet objectif climatique une véritable obligation légale, grâce à notre loi européenne sur le climat, première du genre.

→ EXPLICATION. Les inondations sont-elles liées au changement climatique ?

Nous mettons actuellement en place une nouvelle stratégie de croissance pour parvenir à la neutralité climatique, fondée sur l’innovation, les énergies propres et l’économie circulaire. Nous avons présenté le 14 juillet 2021 une feuille de route, secteur par secteur, pour opérer la transition verte. Avec, par exemple, une vague de rénovation énergétique, partout en Europe, une gestion plus durable de nos forêts, un secteur du transport qui contribue pleinement à nos efforts pour le climat.

Au centre de cette stratégie, nous avons choisi la tarification du carbone comme instrument d’orientation clair et fondé sur le marché, assorti d’une compensation sociale. Le principe est simple : l’émission de CO2 doit avoir un prix – un prix qui incite les producteurs et les innovateurs à opter pour les technologies propres, à s’orienter vers des produits propres et durables.

Le Giec nous dit qu’il y a urgence : or certaines mesures de la stratégie européenne, présentées le 14 juillet n’entreront totalement en vigueur qu’après 2030. Va-t-on assez vite ?

U. V. D. L. : Effectivement, la prochaine décennie sera cruciale. Au niveau de l’Union européenne, pour déterminer l’objectif de réduction de gaz à effet de serre d’au moins 55 % d’ici à 2030, nous avons soigneusement examiné chaque secteur de notre économie pour voir à quelle vitesse nous pouvions aller. Et comment le faire de manière responsable, scientifique et équitable pour tous.

Notre analyse montre clairement que notre économie et notre industrie peuvent y parvenir et que la réalisation de cet objectif nous permettrait de remplir nos obligations sous l’Accord de Paris. Et si d’autres pays suivent notre exemple, je crois que le monde sera en mesure de maintenir le réchauffement en dessous de 1,5 degré Celsius.

La plupart des grands producteurs d’automobiles ont déjà annoncé qu’ils produiront uniquement des véhicules à basse émission d’ici à 2035. En conséquence, en Europe, la quasi-totalité des voitures en circulation devraient être exemptes d’émissions d’ici à 2050. En attendant, l’extension du système d’échange de droits d’émission au transport routier va inciter à utiliser des carburants à moindre intensité de carbone dans l’ensemble du parc automobile.

Quant aux quotas gratuits, ils resteront un outil de protection contre le risque de fuite de carbone jusqu’en 2030 au moins. Mais ils seront progressivement réduits au cours de la décennie.

La Commission propose un marché carbone dédié au bâtiment et au carburant. Comment garantir une protection des ménages modestes ?

U. V. D. L. : Le principe du Pacte vert européen est de mettre fin au réchauffement climatique et de développer une nouvelle stratégie de croissance. Notre priorité absolue est d’apporter les bénéfices de cette transition verte à tous, aussi rapidement et équitablement que possible.

N’oublions pas pourquoi nous devons agir maintenant : nous ne pouvons pas nous permettre de faire face aux coûts croissants du changement climatique. Des phénomènes météorologiques extrêmes se produisent partout dans le monde, de plus en plus souvent. Cette année, nous avons vu une tornade meurtrière en Tchéquie qui a détruit 2000 maisons, les inondations dévastatrices en Belgique et en Allemagne qui ont coûté la vie à des centaines de personnes, et de terribles incendies en Grèce et dans d’autres pays du Sud. Et les citoyens les plus pauvres, qui n’ont pas les moyens de déménager ou de reconstruire, sont toujours les plus durement touchés.

Nous voulons que la transition verte soit équitable et socialement juste. C’est pourquoi nous proposons de fournir une compensation et du soutien aux citoyens les plus vulnérables. Notre Fonds social pour le climat, doté de 72 milliards d’euros, soutiendra les personnes à faibles revenus et facilitera les investissements dans les technologies propres. Le Fonds sera établi avant même l’introduction du marché de carbone pour les bâtiments et le transport.

L’objectif est précisément de réduire les factures des ménages vulnérables et des petites entreprises. Le Fonds aidera par exemple les citoyens français à financer des systèmes de chauffage ou de refroidissement à émissions nulles – en installant des panneaux solaires sur leur maison, par exemple –, ou à financer l’achat d’une voiture plus propre. Les transports et l’énergie doivent être abordables pour tous.

Par ailleurs, le budget européen – y compris notre plan de relance NextGenerationEU, les fonds de la politique de cohésion, et le Fonds pour une transition juste – fournira plus de 123 milliards d’euros à la France lors des prochaines années. Cela permettra des investissements importants dans la transformation industrielle. Cela va aussi financer une grande vague de rénovation énergétique, y compris pour les logements sociaux – ce qui va aider à réduire les factures pour l’énergie – et le développement des énergies du futur, comme l’hydrogène.

À l’issue de la présentation de la stratégie européenne, le 14 juillet, certains milieux économiques ont dénoncé « des mesures punitives » sous forme de « taxes ». Ce fut le cas de l’IATA, pour le secteur aérien. Que répondez-vous ?

U. V. D. L. :Nous avons déjà montré que nous pouvons découpler la consommation de carbone et la croissance économique. Nous avons réussi à réduire les émissions de 25 % en Europe depuis 1990, alors que notre économie a connu une croissance de plus de 60 %. La tarification du carbone fonctionne.

Aujourd’hui, nous investissons des milliards dans des technologies de pointe et dans l’innovation afin que notre industrie reste compétitive en devenant durable et propre. Rendre le transport plus propre est un élément important de cette transformation, car c’est le seul secteur où les émissions ont continué à augmenter depuis 1990. Notamment dans l’aviation.

Les dix prochaines années seront essentielles pour parvenir à des solutions à long terme. Les carburants durables pour l’aviation ont un potentiel important de réduction des émissions. Et ils sont technologiquement prêts aujourd’hui. Toutefois, leur part actuelle dans le total des carburants d’aviation est faible. Nous nous efforçons d’accroître l’utilisation des carburants durables pour l’aviation, puis de l’hydrogène renouvelable, qui devraient alimenter de plus en plus les avions.

Je note que, de plus en plus, l’industrie est notre alliée dans le changement. Les entreprises européennes sont déjà le moteur de la transition verte, car cela leur offre d’immenses possibilités de créer des marchés de produits durables et propres dans le monde entier. Elles ont compris que le Pacte vert pour l’Europe est leur chance de devancer leurs concurrents mondiaux et de bénéficier de l’avantage du « premier arrivé ». Nous apportons ce que l’industrie demande depuis longtemps : une orientation, des dates et des objectifs clairs. De la stabilité et de la prévisibilité pour leurs investissements.

La COP 26 se tiendra à l’automne à Glasgow. Quelles avancées l’Union européenne peut-elle porter ?

U. V. D. L. : Tout d’abord, je crois que le reste du monde se rend également à l’évidence : le coût de l’inaction contre le réchauffement climatique augmente partout de façon spectaculaire. Nous avons récemment vu de fortes pluies et des inondations en Chine, mais aussi des températures mortelles au Canada et la fonte du permafrost en Sibérie, pour ne citer que quelques exemples. La lutte contre le changement climatique est donc un effort véritablement mondial.

Avec le Pacte vert européen, l’Europe montre la voie. Et cela a porté ses fruits. Depuis que nous nous sommes engagés à atteindre la neutralité climatique d’ici à 2050, nous avons vu d’autres pays prendre des engagements nouveaux ou similaires, des États-Unis au Japon, en passant par la Corée du Sud et la Chine.

L’Union européenne est leader en matière d’action climatique, mais nous savons qu’un effort mondial est nécessaire pour lutter contre le changement climatique et construire des économies plus résilientes et durables, et c’est pourquoi nous travaillons à mobiliser l’effort mondial. Nous avons besoin que toutes les grandes économies prennent leurs responsabilités.

Nous devons travailler ensemble sur un engagement partagé et une action commune pour réduire les émissions d’ici à 2030 ! Et ensuite, viser des émissions nettes nulles d’ici à 2050. C’est ce dont notre planète a besoin.

(1) Cette interview a été réalisée par écrit