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Gaz russe : « Le vrai sujet est de diminuer généralement notre exposition aux énergies fossiles importées »

La guerre en Ukraine a mis en lumière la dépendance des pays européens aux hydrocarbures russes. Quelles en sont les conséquences, existe-t-il des alternatives ? Nabil Wakim, journaliste au « Monde » spécialiste des questions énergétiques, a répondu à vos questions lors d’un tchat consacré au gaz russe.

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Publié le 01 avril 2022 à 14h25, modifié le 01 avril 2022 à 17h50

Temps de Lecture 12 min.

Panneau indiquant le passage d'un gazoduc, dans les environs de Nadym, territoire autonome des Iamalo-Nenets, en Russie.

La Russie a averti qu’à compter du vendredi 1er avril elle livrerait du gaz aux pays de l’Union européenne (UE) considérés comme « inamicaux » à la condition d’être payé en roubles. En cas de refus, « les contrats en cours seront arrêtés », a menacé le chef du Kremlin dans une allocution télévisée, jeudi.

Le gaz russe pourrait-il manquer dès demain ? La question n’est pas si incongrue que cela, a convenu le ministre de l’économie français, Bruno Le Maire. « Il peut y avoir une situation dans laquelle demain (…) il n’y aura plus de gaz russe », a-t-il reconnu, le 31 mars à Berlin.

A quel point les pays européens – dont la France – dépendent-ils des importations russes ? Quelles seraient les conséquences d’un arrêt des approvisionnements ? Existe-t-il des alternatives ? Nabil Wakim, journaliste au Monde spécialiste des questions énergétiques, a répondu à vos questions lors d’un tchat, vendredi 1er avril.

Sébastien : La Russie peut-elle réellement se permettre de se passer des revenus du gaz vendu à l’Union européenne (UE), en coupant le robinet qui lui rapporte plus de 800 millions d’euros par jour ?

Vous avez tout à fait raison de poser cette question, qui est cruciale. Si l’on est rationnel, la Russie a absolument besoin de continuer ses livraisons de gaz, de pétrole et de charbon à l’UE. Ces produits énergétiques, qui ne sont pas visés par les sanctions, lui rapportent effectivement autour de 800 millions d’euros par jour. En voulant imposer le paiement en roubles des contrats gaziers aux Européens, Vladimir Poutine a créé de la confusion, et beaucoup d’experts continuent d’y voir flou, une semaine après les premières annonces sur le sujet. La Russie n’a pas d’autres options pour vendre de telles quantités de gaz et on voit mal quel intérêt elle aurait à arrêter ses opérations gazières plutôt que de récupérer l’argent des Européens…

SodaBulle : Si les Européens décident de réduire leur dépendance au gaz russe, la Russie se tournera vers d’autres marchés (ce gaz sera brûlé tôt ou tard).

La Russie peut se tourner vers d’autres marchés pour exporter son pétrole, mais c’est beaucoup plus difficile pour son gaz : ses gazoducs et ses champs gaziers sont tournés vers l’Europe et elle ne peut pas facilement renvoyer cette production en Chine, par exemple. Si elle interrompait les livraisons vers l’Europe, elle pourrait stocker quelques jours, mais serait ensuite obligée de brûler le gaz ou d’interrompre ses opérations. On comprend bien que ce n’est pas là son intérêt.

JeanJeand’ici : Pourquoi la Russie veut-elle imposer un paiement en roubles pour le gaz et pas pour le pétrole ?

C’est une bonne question et elle soulève une bizarrerie parmi d’autres dans cette affaire : la Russie veut imposer le paiement en roubles uniquement aux pays qu’elle juge « inamicaux », mais pas aux autres, qui pourront continuer à acheter du gaz et du pétrole en euros et en dollars. Je n’ai pas la réponse à cette question, mais il semble clair que cette menace s’adresse d’abord aux Européens, pour leur rappeler à quel point ils sont dépendants du gaz russe, alors qu’ils ont de nombreuses autres sources d’approvisionnement pour le pétrole.

On n’a pas de pétrole mais on a des idées : Se pourrait-il que Vladimir Poutine, par ses exigences, nous pousse à prendre la décision de ne plus importer son gaz ?

Beaucoup de pays européens ne peuvent se passer du gaz russe à brève échéance, il faut trouver d’autres sources d’approvisionnement et cela peut prendre des années. Mais vous avez raison de souligner que l’attitude de M. Poutine pousse les Européens à accélérer le fait de trouver d’autres solutions que le gaz russe. On pourrait espérer que cela pousse également à une plus grande sobriété dans les usages énergétiques, comme l’Allemagne vient de le décider. Notez également que tous les pays ne sont pas dépendants de la même manière : la France importe 20 % environ de son gaz de Russie ; l’Allemagne, plus de 50 % ; et certains pays d’Europe orientale, 100 %.

Echelles : Je suis un peu perdu dans les proportions de cette énergie. Quel est le poids du gaz dans la demande énergétique totale d’un pays comme la France ?

Vous avez raison de souligner qu’il faut avoir en tête les ordres de grandeur. Le bouquet énergétique français se compose de 40 % de nucléaire, 28 % de pétrole, 16 % de gaz naturel, 14 % d’énergies renouvelables et déchets et 2 % de charbon. Mais il ne faut pas confondre le bouquet énergétique et le bouquet électrique, lequel est composé à 70 % de nucléaire.

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Cela dit, toutes les énergies ne sont pas substituables : le gaz est l’une des principales énergies utilisées pour se chauffer, mais il est également très utilisé pour l’industrie et, dans une moindre mesure en France, pour produire de l’électricité.

Part du gaz dans la consommation énergétique des pays européens

Grib : Ne pensez-vous pas que les Européens ont péché par naïveté en privilégiant leurs achats de ressources énergétiques selon les prix des marchés plutôt que selon des considérations géopolitiques ? On pouvait au moins se douter que dépendre d’un fournisseur unique pouvait créer des problèmes à terme.

Oui, les fluctuations des marchés de l’énergie lors des dernières années ont fait perdre de vue à un certain nombre d’acteurs que la question de l’offre et de la demande n’est pas suffisante et que les facteurs géopolitiques sont essentiels à leur compréhension. Cela dit, il y a d’abord une logique géographique pour l’Europe à acheter du gaz russe : quand on dit que la Russie fait partie de l’Europe, ce n’est pas une simple formule. Il est évidemment moins cher et plus simple de se procurer du gaz russe par gazoduc que d’importer du gaz par bateaux du Qatar ou des Etats-Unis… Le vrai sujet me semble être de diminuer généralement notre exposition aux énergies fossiles importées, pour des raisons économiques et climatiques évidentes.

Jack : Si la Russie coupe réellement le gaz pour l’Europe, avons-nous une solution temporaire pour l’hiver prochain, avant de trouver une solution plus durable ?

Cette situation est variable en fonction des pays européens, qui ne sont pas tous dépendants du gaz russe de la même manière. Dans beaucoup de pays d’Europe, on se dirige vers les beaux jours, et donc les besoins en chauffage vont diminuer progressivement. En revanche, les besoins restent forts en Europe centrale et orientale pour le chauffage. C’est également l’industrie qui pourrait en pâtir, notamment la production d’engrais.

En tout état de cause, dans l’hypothèse – à mon sens improbable – d’une coupure du gaz russe, il faudra mettre en place des politiques de sobriété énergétique dans beaucoup de pays européens : baisse du chauffage, rotation dans les usines…, de manière immédiate, et accélérer ce qui peut faire économiser de l’énergie sur le long terme (rénovation des bâtiments, baisse de la vitesse sur les routes…).

C’est pas demain la veille : A-t-on une idée du temps qui serait nécessaire pour que l’Europe de l’Ouest s’émancipe totalement du gaz russe ?

L’Europe mettra longtemps à se débarrasser du gaz russe, au mieux cinq ans. Si elle veut le faire, elle doit s’appuyer sur un bouquet de solutions : en premier lieu, réduire sa consommation d’énergie de manière massive, pas simplement les particuliers mais aussi les entreprises et les pouvoirs publics. Ensuite, elle doit trouver d’autres sources d’approvisionnement. Mais pour les prochaines années, le gaz importé par bateau ne pourra représenter qu’une moitié, environ, du gaz russe importé en Europe. L’UE doit également développer plus rapidement les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique. Mais ce chemin sera très coûteux : le gaz importé par bateaux est plus cher que le gaz russe. Il ne pourra être rendu acceptable qu’en réduisant les consommations d’énergie.

Méthanie : La question « Et si l’Ukraine coupait le gaz ? » ne se pose-t-elle pas également, puisqu’un gazoduc majeur traverse le pays et que Volodymyr Zelensky demande régulièrement aux pays d’Europe occidentale de ne plus s’approvisionner en Russie ? Est-ce qu’un arrêt volontaire et imposé par l’Ukraine est envisageable ?

Un gazoduc traverse effectivement l’Ukraine, mais il n’est qu’une des sources d’approvisionnement en gaz russe en Europe, c’est loin d’être la seule. L’arrêt de ce gazoduc aurait des conséquences, mais ne serait pas insurmontable, pour l’UE. Du point de vue ukrainien, il s’agit plus d’un choix politique : Kiev a-t-il intérêt à priver ses alliés européens de gaz en fin d’hiver ? Cela ferait encore monter les prix et serait mal vécu par les opinions publiques européennes.

Glagla : Si on regarde les fournisseurs alternatifs potentiels de gaz, ils ne dépareillent pas de la Russie et son régime autoritaire : Algérie, Emirats arabes unis, Qatar, Azerbaïdjan… Pour le pétrole, ce n’est guère mieux, entre l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak… Se dégager de l’emprise de la Russie ne revient-il pas à se rendre plus dépendant d’un autre pays guère recommandable ?

Vous avez raison, l’un des problèmes, souvent négligé, concernant les énergies fossiles est la dépendance dans laquelle nous nous trouvons. La France importe 98 % de son gaz et de son pétrole et doit donc maintenir de bonnes relations avec des pays producteurs, qui ne sont pas tous de grandes démocraties. Une des stratégies consiste à multiplier les sources d’approvisionnement pour ne pas trop dépendre d’un pays, mais cela n’est pas toujours possible, pour des raisons physiques ou géographiques. Une autre stratégie serait de diminuer au maximum l’usage des énergies fossiles, ce qui serait également la meilleure chose qui puisse arriver pour faire face à l’urgence climatique.

NR : Est-ce que les chaudières sont branchées directement au bout des gazoducs russes ? S’ils coupent le gaz, est-ce qu’on a moyen d’avoir de l’eau chaude pendant encore un moment ?

Votre chaudière n’est pas branchée sur un gazoduc russe. Tous les pays européens disposent de stockages de gaz, qui sont généralement remplis pendant l’été pour être utilisés pendant l’hiver. En cas de coupure – qui n’est pas, je le répète, le scénario le plus probable –, la France puiserait dans ses stocks d’abord et continuerait d’importer du gaz naturel liquéfié (GNL) par bateaux. Cela ne compenserait pas la totalité du gaz russe, mais impliquerait de s’organiser à terme pour réduire nos consommations (et cela concernerait plus le chauffage que l’eau chaude).

Electron : Une suspension des livraisons de gaz russe pourrait-elle mettre en danger la stabilité du réseau électrique de certains pays européens ?

En effet, on n’y pense pas souvent, mais le gaz est très utilisé pour produire de l’électricité en Europe. En France, il ne compte que pour 8 % du bouquet électrique, mais pour plus de 15 % en Allemagne – d’autres pays sont plus dépendants encore. Il est essentiel de comprendre que le réseau européen est interconnecté et qu’il faut maintenir en permanence un équilibre entre l’offre et la demande d’électricité en Europe à la seconde près. Si des centrales à gaz venaient à manquer à l’appel, il y a un risque de devoir recourir à des coupures ciblées pour soulager le réseau. Nous n’en sommes pas là, mais si les tensions autour du gaz s’aggravent, cela peut représenter un risque dans le futur.

Climat et sobriété énergétique

Le Gazouilleur : Se passer de gaz russe, est-ce dans un premier temps faire un bond en arrière concernant la production énergétique ? En attendant le déploiement d’énergies vertes, un retour forcé à des énergies moins propres telles que le nucléaire ou le charbon ?

La question que vous posez est cruciale : beaucoup d’experts du secteur s’inquiètent du fait que, pour réduire la dépendance européenne au gaz russe, on se repose beaucoup plus sur le charbon pour produire de l’électricité plutôt que sur le gaz. C’est notamment un risque important en Allemagne. La France envisage par ailleurs de maintenir la production d’une centrale à charbon qui devait fermer hier, celle de Saint-Avold (Moselle). Par ailleurs, l’Europe se lance dans la construction de plusieurs terminaux pour accueillir des navires chargés en gaz liquéfié, ce qui pourrait remplacer la dépendance au gaz russe par une dépendance au GNL.

Le gaz américain de remplacement est-il de schiste ? N’y a-t-il pas un problème écologique en plus du réchauffement ?

Oui, le gaz produit aux Etats-Unis est du gaz dit « de schiste ». En réalité, il est extrait d’une manière légèrement différente de celle qui est employée pour le gaz russe, mais il s’agit dans tous les cas de méthane. C’est donc la même chose. Vous avez raison, l’extraction de gaz de schiste est désastreuse pour l’environnement de plusieurs manières, notamment parce qu’il faut multiplier les forages et que cela provoque des fuites importantes de méthane, qui contribue bien plus encore que le CO2 au réchauffement climatique. On peut toutefois noter qu’aucune extraction d’hydrocarbure ne peut se faire sans impact sur l’environnement.

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Vert : Il existe en France des fournisseurs de gaz dit « vert », renouvelable. Quelle proportion du gaz consommé provient de cette source et est-il envisageable de développer cette production à court terme ?

Le gaz renouvelable, parfois appelé biométhane ou biogaz, est principalement issu de déchets agricoles, qui macèrent dans de grandes cuves (des méthaniseurs) ; il est ensuite injecté dans le réseau de gaz. A l’heure où nous parlons, cela concerne moins de 1 % du gaz consommé en France. Le secteur gazier espère développer rapidement cette production, en s’appuyant sur des agriculteurs. La France espère atteindre 10 % de biogaz d’ici à 2030.

1degrédemoinschezsoi : On entend finalement très peu parler de ce besoin d’aller vers plus de sobriété énergétique. Est-ce un tabou ?

Vous avez raison, cette question de la sobriété devrait redevenir centrale. Pour mémoire, la France a déjà mené une grande opération de ce type… en 1973, lors de la « chasse au gaspi », pour inciter à consommer moins. Malheureusement, ces réflexes n’ont pas persisté quand les prix du pétrole sont retombés. Une chose est certaine : limiter la consommation d’énergie, c’est bon pour le climat, mais aussi pour le portefeuille des ménages et désormais pour sortir de la dépendance à la Russie.

Ceci dit, c’est aussi un sujet tabou politiquement : même les candidats qui se réclament de la sobriété, comme Jean-Luc Mélenchon ou Yannick Jadot, hésitent à faire campagne sur ce sujet. Le gouvernement reste, lui aussi, très prudent sur le sujet, par peur d’être accusé de ressusciter le rationnement. Je suis d’accord avec vous, je trouve dommage que ce thème n’ait pas réussi à émerger dans le débat présidentiel.

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