Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Il y a soixante ans, la première bombe A de l'histoire explosait

Le 16 juillet 1945, à Alamogordo (Nouveau-Mexique), les physiciens du projet Manhattan testent "Trinity", un engin atomique au plutonium.

Par Jean-François Augereau et Stéphane Foucart

Publié le 16 juillet 2005 à 15h00, modifié le 18 juillet 2005 à 18h14

Temps de Lecture 4 min.

"À partir de maintenant, nous sommes tous des fils de pute." Voilà tout juste soixante ans, le 16 juillet 1945 à l'aube, Kenneth Bainbridge, responsable des essais, glisse ce mot à l'oreille de Robert Oppenheimer. La première explosion nucléaire de l'histoire vient de se produire à Alamogordo (Nouveau-Mexique) et ce succès, total, marque l'aboutissement d'un projet militaro-scientifique et industriel parmi les plus ambitieux de l'histoire : le Manhattan Engineer District ou projet Manhattan.

En dépit de son caractère militaire ­ - elle est supervisée par le général Leslie Groves - ­ l'entreprise naît d'une volonté des physiciens eux-mêmes de contrecarrer le nazisme. Dès la fin 1938, le grand physicien italien Enrico Fermi, craignant de rester en Europe, fuit aux Etats-Unis, où il poursuit ses travaux sur l'énergie atomique. Il y rejoint les scientifiques européens ayant déjà évacué le Vieux Continent : Albert Einstein, bien sûr, mais aussi Hans Bethe, Leo Szilard ou encore Edward Teller.

Fort de sa notoriété, déjà considérable à l'époque, Albert Einstein tente de mobiliser la sphère dirigeante américaine en adressant, en août 1939, une lettre demeurée fameuse au président Franklin D. Roosevelt. Pourtant profondément antimilitariste, Albert Einstein prévient le président américain du péril que représenterait la mise au point par l'Allemagne nazie d'une bombe atomique. Car, depuis 1938, les principes de fission et de réaction en chaîne sont bien connus des physiciens. Et la perspective est clairement ouverte de voir l'atome devenir une arme redoutable. Ce sera l'unique contribution d'Albert Einstein à la conception de la bombe A.

DOMESTIQUER LA FISSION

Le 16 décembre 1941, le président Roosevelt lance officiellement le projet Manhattan. La première phase du programme demeure cantonnée aux laboratoires institutionnels et universitaires. Les connaissances fondamentales s'affinent. Au Met Lab (Metallurgical Laboratory) de Chicago, Arthur Compton, Leo Szilard, Enrico Fermi et une quarantaine de physiciens tentent de domestiquer la fission.

A Berkeley, Ernest Lawrence étudie les moyens de production de matière fissile ­ uranium 235 et plutonium 239. A New York, enfin, Harold Urey travaille sur l'élaboration d'eau lourde ­ un élément dit "modérateur" contrôlant les réactions nucléaires ­ et les processus de séparation de l'uranium fissile à partir du minerai.

Les chercheurs engagés dans le projet sont conscients de l'urgence à résoudre les problèmes posés. Certains pressentent, aussi, l'issue tragique de cette aventure scientifique. Le 2 décembre 1942, lorsque Enrico Fermi et son équipe mettent au point la première pile atomique, Leo Szilard, pourtant initiateur du projet, serre la main de son collègue italien en disant : "C'est un jour noir pour l'humanité."

Début 1943, le projet Manhattan entre dans une nouvelle phase. La grande firme chimique américaine Du Pont de Nemours est associée au projet. A Oak Ridge (Tennessee) sont montées deux usines de séparation de l'uranium fissile, ainsi que la première pile atomique au graphite refroidie par air. A Hanford (Washington), de grands réacteurs nucléaires au graphite sont construits, et produisent du plutonium. Un troisième pôle se forme vers mars 1943 : une équipe de savants hors pair est réunie sous la direction du physicien américain Robert Oppenheimer, dans le désert du Nouveau Mexique, à Los Alamos, lieu qui deviendra emblématique du projet Manhattan.

Un millier de chercheurs s'installent là durablement, parfois avec leur famille. Et ils travaillent, d'arrache-pied, dans le plus grand secret. L'un des défis scientifiques à relever est celui du dimensionnement des bombes. Celles-ci doivent être suffisamment peu volumineuses pour être larguées depuis un avion.

"BROYER DU NOIR"

Robert Oppenheimer et son équipe y parviendront en un temps record. Et ce pour les deux types d'engins explosifs assemblés à Los Alamos : la bombe à uranium et celle au plutonium. Un doute sur les capacités explosives de la seconde subsiste : c'est elle, baptisée "Trinity", qui est testée le 16 juillet 1945, à Alamogordo, dans le désert de Jordana del Muerto, à environ 300 km de Los Alamos. La bombe à uranium, elle, sera directement larguée, trois semaines plus tard, sur Hiroshima. Après l'utilisation de la bombe contre des populations civiles, certains physiciens du projet manifestent des remords ­ Robert Oppenheimer, Philip Morrisson, Hans Bethe...

Newsletter
« Chaleur humaine »
Comment faire face au défi climatique ? Chaque semaine, nos meilleurs articles sur le sujet
S’inscrire

M. Oppenheimer lui-même, maître scientifique du projet, dira en 1948 que les physiciens ont "connu le péché" . La plupart, toutefois, continueront leur collaboration avec les militaires pour développer la bombe H.

Et, le 16 juillet 1945, à l'heure où leur entreprise se concrétise, rares sont les scientifiques qui regrettent. Dans un livre de conversations sur ses souvenirs de Los Alamos, Richard Feynman explique : "Après l'explosion, il y eut une formidable excitation à Los Alamos. Tout le monde faisait la fête (...) . Je me souviens que Bob Wilson était assis là et semblait broyer du noir. "A quoi penses-tu ?", lui ai-je demandé. "C'est terrible, ce que nous avons fait là ", a-t-il répondu."

Bob Wilson était-il le seul physicien de Los Alamos, au soir du 16 juillet 1945, à "broyer du noir" ? Pas loin, si l'on en croit Richard Feynman. "Ce qui nous est arrivé à tous est que nous avons commencé à faire quelque chose pour une bonne raison. Ensuite nous avons travaillé très dur pour y parvenir, avec plaisir, avec excitation. Et nous avons cessé de réfléchir. Bob Wilson était le seul qui continuait à réfléchir."

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.