En matière de stratégie énergétique, le presque candidat Emmanuel Macron a joué cartes sur table. Et c'est un chantier industriel colossal, sans pareil depuis plus de trente ans, qu'il entend désormais lancer pour la France en cas de second mandat. Une « renaissance du nucléaire » sur le territoire, a-t-il fait valoir hier à Belfort, qui se traduirait par la construction de 14 nouveaux réacteurs EPR2, dont huit posés en option sur le plus long terme. Mais aussi par le maintien du parc actuel le plus longtemps possible, soit soixante ans au moins après la construction des centrales existantes, sous réserve d'un aval de l'autorité de sûreté.
Et pourtant, derrière cette image puissante d'une relance tricolore de l'atome, la filière semble plus que jamais en crise. En témoignent les difficultés rencontrées par les EPR. Autrefois considérés comme un fleuron technologique, ces réacteurs de troisième génération piétinent, notamment le seul en construction dans le pays, à Flamanville (Manche), en chantier depuis 2007. Mais aussi en Chine, à Taishan, où l'un des rares EPR mis en service dans le monde reste à l'arrêt depuis juillet, du fait d'un incident technique. Et en Finlande, l'EPR tarde encore à démarrer, après douze ans de retard.
Ce n'est pas mieux du côté des anciennes installations, puisqu'un défaut de corrosion a récemment été détecté dans plusieurs réacteurs de l'Hexagone, obligeant EDF à passer au crible l'ensemble de son parc. Et ce, alors même que le groupe anticipe des pertes majeures, après la décision du gouvernement d'augmenter le quota d'électricité qu'il devra vendre à prix cassés à ses concurrents en 2022 pour faire face à la flambée des prix de l'énergie.
Autant d'éléments qui interrogent sur la faisabilité du programme déployé hier par le chef de l'Etat, au-delà de la promesse de campagne. Car la facture sera forcément salée, et le défi industriel, majeur.
Pertes de savoir-faire
Et pour cause, le gigantesque plan Messmer de 1974, qui a donné un coup d'accélérateur en France dans le déploiement du nucléaire en France, semble bien loin : aucun nouveau réacteur n'a été mis en service depuis 1999. Une « rupture de charge » longue de plus de vingt ans qui a « beaucoup fragilisé la filière », a reconnu hier le chef de l'Etat lors de sa visite de l'usine où sont produites les fameuses turbines Arabelle de General Electric, bientôt rachetées par EDF. Et participé à la faire perdre en compétences, notamment après l'accident japonais de Fukushima.
Cette détérioration est d'ailleurs pointée du doigt par la Cour des Comptes dans ses analyses sur la construction de l'EPR de Flamanville, dont la mise en service accumule plus de dix ans de retard. Car pour couler du béton, s'adapter aux nouvelles normes, souder ou encore trouver des fournisseurs, « les difficultés n'ont pas été économiques, mais également industrielles », note la juridiction financière.
Dans ces conditions, construire six nouveaux EPR représente « un vrai défi industriel pour EDF, qui nécessitera d'embarquer ensemble la chaîne électro-nucléaire », affirme le député LREM Anthony Cellier, présent aux côtés d'Emmanuel Macron hier à Belfort.
« Il y a un vrai sujet sur les compétences et les connaissances, dont il va falloir assurer la transmission pour les générations qui arrivent, aussi bien au niveau de la formation que de l'attractivité », précise-t-il à La Tribune.
Cartographie des compétences
Sur ce dossier épineux, le groupement des industriels du nucléaire (Gifen) se veut en tout cas rassurant. « La filière ne part pas de zéro. Il ne faut pas croire qu'elle s'est arrêtée il y a trente ans. Elle continue d'agir au quotidien dans les centrales, sur la maintenance notamment », souligne sa déléguée générale, Cécile Arbouille.
Surtout, le Gifen n'a pas attendu les annonces du président de la République pour se mettre en ordre de marche. Et a d'ores et déjà dressé un état des lieux des compétences qui seront utiles au nouveau nucléaire, dans le cadre d'un Engagement de développement de l'emploi et des compétences (EDEC) décroché auprès de l'Etat. Electriciens industriels, chaudronniers, mécaniciens spécialistes des machines tournantes ou encore soudeurs : y est explicité « le nombre de personnes qualifiées pour chacun de ces emplois et où elles se situent géographiquement, tout en prenant en compte la notion d'âge et d'expérience pour faire de la prospective », explique la déléguée générale.
Des EPR2 plus standardisés
Et elle l'assure : ces travaux montrent, a priori, la faisabilité d'un programme de construction de 6 EPR en termes de savoir-faire. Quant aux huit supplémentaires posés en option, « la cartographie des compétences ne sera réalisée que plus tard », puisque cette seconde salve arriverait bien au-delà des dix prochaines années, explique Cécile Arbouille. Surtout, insiste la déléguée générale du Gifen, le défi sera alors moins difficile à relever puisque le process de construction sera largement « optimisé » grâce à un « effet de série ». Autrement dit, plus on construira de centrales, mieux on saura en construire, et plus rapidement, fait-elle valoir. Y compris, si nécessaire, au-delà des 14 EPR aujourd'hui dans les tuyaux, affirme Cécile Arbouille.
D'autant que les EPR2 commandés par l'Etat seront « plus faciles et plus rapides » à mettre sur pied que les premiers EPR, dont celui de Flamanville, affirme-t-elle.
« Il n'y a pas de step technologique par rapport à ces derniers, donc pas d'effet de tête de série, puisque les principaux systèmes sont les mêmes. Mais ils offriront un meilleur process grâce à plusieurs améliorations et aux retours d'expérience des premiers EPR », souligne la déléguée générale du Gifen.
En effet, grâce à des études menées par EDF pour simplifier la conception et développer la standardisation, ces EPR2 sont, sur le papier, censés réduire les activités et délais de montage sur site. Mais aucun d'entre eux n'existe encore dans le monde, et l'opérateur historique pourrait, une fois encore, faire face à des contretemps qui retarderaient la mise en service « dès 2035 » espérée par Emmanuel Macron.
A quel prix ?
Le bât blesse aussi, au-delà du défi industriel, sur le financement d'un tel programme. Car à Belfort, le chef de l'Etat a laissé cette question en suspens. Et le sujet inquiète, après que l'EPR de Flamanville a vu son budget plus que tripler, pour atteindre aujourd'hui 12,7 milliards d'euros (contre 3,5 initialement prévu). Et ce, sans compter les frais intercalaires, c'est-à-dire les intérêts d'emprunt, qui devraient porter l'enveloppe totale à plus de 19 milliards d'euros, selon un récent rapport de la Cour des comptes.
Mais la tête de série est toujours plus onéreuse, défend-on chez EDF, qui affirme que la facture des six prochains EPR devrait être moins salée. Le groupe communique sur le chiffre de « 50 milliards d'euros, hors coûts de financement », soit environ 8,3 milliards d'euros par réacteur. Il n'empêche que selon un document de travail daté d'octobre publié par Contexte, l'administration a revu à la hausse le coût de construction de 6 EPR, qui irait de 52-56 milliards d'euros à 64 milliards. Soit une hausse de 13%, imputée par EDF au génie civil et à la réalisation de l'îlot nucléaire et à « l'ampleur des travaux de préparation de site ».
Des montants « à mettre en perspective avec le coût de notre dépendance aux énergies fossiles », relativise Anthony Cellier.
« Le pétrole et le gaz qu'on importe en permanence nous coûtent 40 milliards d'euros, et creusent notre balance commerciale. A cet égard, il faut voir ce projet comme un investissement dans des parcs, nucléaire et renouvelables, qui nous permettra d'acquérir une énergie qu'on maîtrise, à un prix lui aussi maîtrisé », avance le député issu de la majorité.
Un portage financier encore flou
Reste qu'il faudra bien trouver l'argent, alors même qu'EDF se trouve en difficulté financière et accuse une dette de près de 40 milliards d'euros. D'autant que le timing s'avère mauvais pour l'opérateur historique : afin de faire face à l'explosion des prix de l'énergie, le gouvernement lui a récemment demandé de vendre plus d'électricité à prix bradés à ses concurrents en 2022. Ce qui devrait représenter un manque à gagner de près de 8 milliards sur les résultats nets du groupe, selon ses calculs provisoires.
Dans ces conditions, EDF devrait en toute logique se tourner vers son actionnaire principal, l'Etat (qui détient plus de 80% du capital), afin de prendre à sa charge le financement de son projet colossal. En janvier, la banque américaine JPMorgan conseillait ainsi une recapitalisation, étant donné le mur d'investissement auquel l'électricien va faire face. D'autant qu'une participation de l'Etat élevée permettra de réduire le taux d'emprunt auprès des institutions financières, et donc réduire la facture finale.
Mais si Emmanuel Macron a bien annoncé jeudi que l'Etat engagera des « plans financiers massifs de plusieurs dizaines de milliards d'euros », les contours de cet accompagnement restent flous. Selon le PDG d'EDF, Jean-Bernard Lévy, le groupe réfléchit en ce moment à « plusieurs options ». Parmi les hypothèses de travail figure une intervention publique « soit directement, soit à travers des garanties », et même la participation « d'investisseurs privés ». A cet égard, l'intégration de l'atome civil dans la taxonomie verte de l'Union européenne, dont le but est de lister les activités bénéfiques au climat, devrait permettre, au moins en partie, de limiter les surcoûts.
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