La Croix : Avez-vous été surpris par les dernières déclarations de Vladimir Poutine sur la guerre en Ukraine ?

Gérard Araud : Non, je n’ai pas été étonné. Après la défaite russe dans la région de Kharkiv, il ne pouvait pas continuer sur le même registre, car l’armée russe manque de soldats et recule devant les Ukrainiens. N’étant pas prêt à entamer des pourparlers, il a franchi le Rubicon afin de reprendre l’initiative.

Les Russes connaissent les difficultés de leur armée, les nationalistes critiquent leur président. Son image d’« homme qui réussit toujours » est sérieusement entamée. Il est condamné à l’escalade. Pour lui, il s’agit d’une question de survie. Mais jusqu’où ira-t-il ? La mobilisation, même partielle, ne le rend pas populaire auprès de ses compatriotes, qui, globalement, n’ont pas envie de faire la guerre à l’Ukraine.

Vladimir Poutine a agité l’arme nucléaire après avoir évoqué les référendums en Ukraine. Comment faut-il interpréter cette menace ?

G. A. : Cela fait partie d’une rhétorique récurrente dans le cadre de la dissuasion. Il a évoqué ce recours pour défendre l’intégrité territoriale de la Russie. Mais quelles en sont les frontières ? On sait que les Ukrainiens ne vont pas s’arrêter après la tenue des référendums dans les territoires occupés. La dissuasion s’appliquera-t-elle au Donbass ? Et pour frapper sur quoi, sur qui ? Bombarder l’ensemble de l’Occident ne paraît pas crédible. Reste une frappe ciblée sur un objectif particulier. Mais ce serait franchir un stade jamais vu depuis 1945. La Russie se retrouverait totalement isolée en cas de recours à la bombe…

L’annonce de référendums illégaux dans les territoires occupés coïncide avec l’ouverture de l’Assemblée générale de l’ONU, une institution censée défendre le droit. Or, vous rappelez dans votre dernier ouvrage (1) que « le droit ne peut pas faire grand-chose face à la puissance »…

G. A. : Les Nations unies ne peuvent fonctionner que si les grandes puissances le veulent bien. C’est pourquoi l’institution a été largement paralysée durant la guerre froide. Elle s’est remise à fonctionner au début des années 1990, marquées par le triomphe de l’Occident, puis la machine a commencé à se gripper à nouveau en 2014 au moment des événements en Ukraine. J’étais le représentant de la France à ce moment-là. La Russie bloquait toutes les décisions au sujet de l’Ukraine bien sûr, mais aussi de la Syrie.

À deux reprises, mon collègue russe a été désavoué par sa capitale sur des projets d’aide humanitaire aux Syriens. Il en a été lui-même très surpris, signe du durcissement du Kremlin. On continuait à garder des relations personnelles à travers les déjeuners mensuels des cinq membres du Conseil, mais plus rien n’aboutissait. L’ONU reste utile pour les conflits qui n’intéressent pas directement les grandes puissances et pour les agences spécialisées, comme le Programme alimentaire mondial, qui viennent en aide aux populations.

Face à l’escalade en Ukraine, quel rôle pourrait encore jouer l’ONU ?

G. A. : Il vaut mieux ne rien en attendre. L’Assemblée générale, c’est une sorte de grande foire des chefs d’État de la planète, une occasion rêvée pour rencontrer en tête à tête six ou sept de ses homologues en un temps resserré. Les Occidentaux vont tenter de convaincre les nations asiatiques et africaines que mettre fin à l’invasion en Ukraine relève aussi de leur intérêt. Mais ces pays ne voudront pas s’en mêler. Lorsque deux éléphants se battent, me disait-on à l’ONU, l’herbe est piétinée et les singes montent dans les arbres. Personne ne veut jouer le rôle de l’herbe piétinée.

À la tribune de l’ONU, Emmanuel Macron a déclaré que, face à la guerre ou la paix, on ne peut pas rester neutre…

G. A. : Certains pays défendent avant tout leur intérêt. L’Inde par exemple n’approuve pas l’invasion russe mais en tire des avantages, avec un rabais sur l’achat de gaz. Il ne faut pas sous-estimer aussi le désamour vis-à-vis des Occidentaux, jugés hypocrites avec leur pratique du double standard. Mes interlocuteurs étrangers me rappellent souvent que la France n’a pas voté de sanctions contre les États-Unis lors de l’invasion illégale de l’Irak. Même chose pour Israël avec les Palestiniens ou l’Arabie saoudite avec le Yémen. De nombreux États ont également le sentiment que ce conflit marque la fin de la domination de l’Occident. Cette perspective les réjouit, bien qu’ils n’éprouvent aucune tendresse pour la Russie.

Lors du récent sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï, les alliés de la Russie ont fait part de leur inquiétude face à la guerre. Jusqu’où la Chine soutiendra-t-elle la Russie ?

G. A. : Ce sommet a été un échec pour la Russie, Vladimir Poutine est apparu comme un faible doublé d’un fauteur de troubles. La Chine, qui est un pays conservateur attaché à l’intégrité territoriale, s’inquiète aussi de l’instabilité engendrée par le conflit. Mais pas question pour l’heure de rompre avec la Russie, qui lui procure une partie de ses ressources énergétiques.

(1) Histoires diplomatiques. Leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui, Grasset, 320 p., 12 €.