« J’ai démissionné en désespoir de cause. En désespoir tout court. Moi, je n’avais pas envie de quitter EDF, une entreprise que j’ai tant aimé défendre. »
Thomas Piquemal, l’ancien directeur financier de la compagnie d’électricité, est sorti mercredi 4 mai du silence qu’il s’était imposé depuis son départ, le 1er mars. La voix grave, le visage tendu, l’ex-grand argentier du groupe a livré à l’Assemblée nationale un témoignage édifiant, faisant monter d’un cran la pression déjà forte pour qu’EDF reporte d’au moins quelques années son grand projet nucléaire au Royaume-Uni.
Car l’ex-directeur financier a été clair : sa démission est directement liée aux deux réacteurs nucléaires EPR envisagés à Hinkley Point, en Grande-Bretagne. Un investissement évalué à 24 milliards d’euros, et jugé beaucoup trop risqué. Si M. Piquemal a claqué la porte, après avoir passé six ans au sein du groupe, c’est pour ne pas « cautionner une décision susceptible, en cas de problème, d’amener EDF dans une situation proche de celle d’Areva », celle d’une grande entreprise publique menacée d’un dépôt de bilan, a-t-il déclaré.
De quoi apporter de l’eau au moulin de tous ceux qui, à l’extérieur et surtout au sein d’EDF, s’opposent au lancement immédiat de cet énorme projet. Devant l’opposition unanime des syndicats et les réserves de plusieurs administrateurs indépendants, le PDG, Jean-Bernard Lévy, a accepté le 22 avril de reporter une nouvelle fois la décision sur le sujet, et de consulter au préalable le comité central d’entreprise (CCE). Celui-ci tiendra une première séance consacrée à ce dossier lundi 9 mai. Il y a toutes les chances qu’il demande une expertise extérieure. Les élus du personnel auraient alors jusqu’au début juillet pour rendre leur avis. En pratique, le choix d’EDF d’investir ou non en Grande-Bretagne sera donc décalé d’au moins quelques mois.
« Mortifère pour EDF et la filière »
Aux yeux du PDG d’EDF comme du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, ce report ne remet pas en cause le lancement rapide d’un chantier présenté comme décisif pour l’ensemble de la filière nucléaire. Le gouvernement est « attaché » à la réalisation d’Hinkley Point, un projet « essentiel » sans lequel il y aura « des centaines de licenciements » chez Areva, a souligné le ministre le 2 mai lors d’une visite dans l’usine du groupe nucléaire au Creusot (Saône-et-Loire).
« Le lancement immédiat de ce projet serait mortifère pour EDF et la filière », affirment au contraire les syndicats d’EDF. Selon eux, la décision doit être reportée d’au moins trois ans. C’est aussi ce qu’avait proposé M. Piquemal à son PDG dès le début 2015, sans être entendu. « Qu’est-ce que trois ans pour un projet de quatre-vingt-dix ans ? », argumente aujourd’hui l’ex-directeur financier. Bien sûr, EDF aurait dû renégocier avec son client britannique et avec ses fournisseurs. « Mais comment penser qu’en signant à la va-vite le contrat ne sera jamais renégocié », et que les Britanniques accepteront de surpayer leur électricité pendant des années ?
« Qui parierait 60 % ou 70 % de son patrimoine sur une technologie
dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne ? » Thomas Piquemal, ex-directeur financier d’EDF
En 2013, lorsque EDF a conclu un accord avec les autorités britanniques pour construire deux réacteurs de nouvelle génération dans le Somerset, les syndicats comme M. Piquemal avaient pourtant applaudi. Mais, depuis, la donne a changé du tout au tout, a expliqué mercredi l’ex-directeur financier. Le gouvernement britannique a renoncé à accorder sa garantie financière au projet, considéré comme une tête de série compte tenu du retard pris par les autres EPR en construction en Finlande et à Flamanville (Manche). Areva a sombré dans la crise, et n’est plus en mesure de financer ses 10 % prévus. La situation du groupe EDF lui-même s’est détériorée, en raison des déboires de Flamanville et surtout de l’effondrement des prix de l’électricité en Europe. Cette chute, jugée durable, « change tout le modèle économique d’EDF », selon M. Piquemal.
Trouver des partenaires
Dans ces conditions, enclencher un investissement aussi massif est devenu très audacieux. D’autant qu’EDF, avec la construction des EPR en Finlande et en France, a déjà beaucoup engagé sur ces réacteurs. « On arrive à fin 2015 à un montant considérable : 14 milliards d’euros ont déjà été investis dans cette technologie, soit 58 % des fonds propres » du groupe, a souligné M. Piquemal. « Rajouter un projet d’EPR me paraissait impossible », a déclaré l’ex-dirigeant, nommé par l’ex-PDG Henri Proglio. « Qui parierait 60 % ou 70 % de son patrimoine sur une technologie dont on ne sait toujours pas si elle fonctionne ? » Au-delà des contraintes financières, c’est la stratégie du tout-nucléaire, voire du tout-EPR, qui se trouve mise en cause par les défenseurs mêmes de l’atome, qu’il s’agisse d’un « nucléocrate » comme M. Piquemal ou des syndicats d’EDF, très attachés à une production qui a fait la force et la gloire de l’entreprise.
M. Lévy ayant refusé de reporter le projet britannique, M. Piquemal a cherché en 2015 plusieurs solutions pour rendre l’affaire jouable, a-t-il relaté. La première consistait à trouver des partenaires prêts à partager l’investissement. Mais après avoir fait le tour du monde, il est apparu qu’à part les Chinois, partenaires de longue date du groupe, « personne n’acceptait de prendre le risque EPR ».
Le point de rupture
M. Piquemal a alors suggéré de faire participer la filière nucléaire française elle-même à Hinkley Point, par exemple au travers d’une société d’investissement qui aurait détenu 10 % à la place d’Areva. Cette piste n’a pas été retenue, pas plus qu’un autre projet de financement envisagé par l’ex-directeur financier.
Restait une dernière solution : « Un renforcement significatif des fonds propres. » C’est-à-dire une importante augmentation de capital, du type de celle de 4 milliards d’euros dont le principe vient d’être décidé par l’Etat. Mais, à l’époque, le PDG d’EDF voulait aller vite. Il entendait lancer Hinkley Point dès janvier ou février, sans garantie sur la recapitalisation évoquée. Pour M. Piquemal, ce sujet a constitué le point de rupture. « Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? Me taire ? Y aller ? J’aurais commis une faute professionnelle. » En son âme et conscience, il a préféré un geste exceptionnel en pareil cas : la démission.
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