Il fait encore nuit, ce 24 février, lorsque des bruits d’explosion retentissent au loin, près de la frontière biélorusse. Ces détonations, suivies de lumières étranges, saisissent d’effroi quatre jeunes touristes ukrainiens, sac à dos, venus passer la soirée clandestinement au quinzième étage d’un immeuble abandonné de la ville de Pripiat, déserte depuis l’explosion de la centrale de Tchernobyl, le 26 avril 1986. Paniqués, les quatre voyageurs appellent au secours les soldats de la garde nationale ukrainienne, un groupe de 177 militaires chargés d’assurer la protection du périmètre.
A trois kilomètres de là, Valentin Geïko, 60 ans, responsable de l’équipe de nuit à la centrale, est alerté : des tirs et des mouvements suspects se rapprochent. Sa première pensée va à sa femme. « La guerre a commencé », la prévient-il au téléphone depuis son bureau, installé au pied du réacteur numéro 4, celui qui a provoqué l’accident de 1986. Son épouse, elle, se trouve dans leur maison, à Slavoutytch, une ville créée après la catastrophe, avec l’aide des ex-républiques d’URSS, pour accueillir les sinistrés de Pripiat. Sur les 25 000 habitants, 80 % sont des employés de la centrale et leurs familles.
Le site nucléaire se trouve au cœur de la « zone d’exclusion », un territoire radioactif qui s’étend sur 30 kilomètres. A 9 heures, comme chaque jour, le train en provenance de Slavoutytch, à 40 minutes de là, doit y déverser quelque cinq cents passagers. La relève de l’équipe de nuit. Mais, pour y parvenir, il faut traverser une portion de la Biélorussie, d’où la Russie vient de lancer l’invasion en Ukraine. En y pensant, Valentin Geïko se raidit : et si ses collègues étaient pris pour cible ? Il ordonne l’annulation du convoi puis lance une annonce au micro : « La centrale est placée en état d’urgence. »
Son message résonne dans tous les haut-parleurs. « C’était effrayant, se souvient Oleksi Shelestii, 43 ans, le responsable du département électrique. D’habitude, ils diffusent les conditions météo. » Les 118 employés présents, terrifiés, comprennent qu’ils ne pourront pas repartir de sitôt. L’un d’eux parvient à s’échapper vers Slavoutytch. Pour tous les autres, pour qui la rotation de douze heures touchait à sa fin, commence un éprouvant huis clos avec les Russes. Trois semaines durant – une relève du personnel aura lieu en mars –, ces hommes et ces femmes devront travailler jour et nuit sous l’œil des occupants armés pour assurer le bon fonctionnement du site et surveiller le combustible nucléaire usagé.
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