Ces derniers temps, plusieurs personnalités ont plaidé pour l’instauration d’un moratoire sur les énergies renouvelables en France. Sur les réseaux sociaux, Karim Megherbi, un expert indépendant en énergie, est parti en campagne contre cette « menace ». Nous l’avons rencontré.

Karim Megherbi a occupé diverses fonctions dans les secteurs de l’énergie en tant que banquier en financements structurés, développeur, investisseur, conseiller.

Il dirige aujourd’hui une plateforme d’origination[1] de projets, active en Asie, Afrique et Europe, et collabore également avec les institutions internationales, notamment l’AIE et l’IRENA, au sein de groupes de travail sur les sujets de la transition énergétique. Il fait aussi partie d’un Think Tank actif sur la région MENA[2] : Dii Desert Energy

Karim Megherbi, vous êtes parti en campagne sur les réseaux sociaux contre un « moratoire sur les énergies renouvelables (EnR) en France ». La menace est-elle réelle ?

Ma démarche consiste plus à attirer l’attention sur les risques et les dommages majeurs que cette position pourrait entrainer pour notre pays et nos objectifs climatiques, afin d’éviter qu’elle ne vienne à se discuter sérieusement.
Le projet de moratoire regroupe des défenseurs du patrimoine (Stephane Bern, Fabien Bouglé), des membres du RN et de la droite conservatrice, dont des futurs candidats aux élections présidentielles (Marine le Pen, Guillaume Peltier, Xavier Bertrand), des défenseurs du nucléaire (Bernard Accoyer, Jean-Marc Jancovici, Patrice Cahart), et des associations anti-éoliennes (Jean-Louis Butré, Alain Bruguier).
Je rappelle quand même que plus de 94% des Français sont favorables aux énergies renouvelables. Au final j’espère qu’après une analyse plus approfondie aucun candidat n’aille dans cette direction.

Karim Megherbi : Ma démarche consiste plus à attirer l’attention sur les risques et les dommages majeurs qu’un moratoire pourrait entrainer pour notre pays

Quelles conséquences pourrait avoir un tel moratoire ?

Selon RTE, malgré la mise en service de l’EPR[3] de Flamanville entre 2022 et 2024, les marges de notre système électrique doivent être surveillées jusqu’en 2026. Elles dépendent de la disponibilité du parc nucléaire, des retards dans l’éolien offshore, de la réalisation des objectifs d’énergies renouvelables en France, de l’évolution des mix énergétiques des pays voisins.
Si nous prenons la période jusque 2026, soit les 5 prochaines années, voici les capacités renouvelables dont on a prévu le raccordement : 11 gigawatts (GW, milliers de mégawatts) de solaire / 8,2 GW d’éolien terrestre / 2,9 GW de parcs éolien en mer. Un moratoire sur les EnR, ferait donc disparaitre ces 22,1 GW. On parle donc de plus d’une trentaine de TWh, soit près de 6 à 7% de la production électrique actuelle. Pour le coup, nous risquons vraiment de manquer d’électricité.

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Beaucoup des partisans du moratoire disent que le nucléaire est mieux placé pour répondre à nos besoins. Ils se trompent ?

Ce n’est pas le même horizon temporel. La construction de centrales neuves prend environ une dizaine d’années, et la décision de lancer la construction de la première paire d’un programme de 6 EPR n’a pas encore été prise. Dans les documents présentés par EDF aux ministères en différentes occasions, la date de 2036 a été évoquée pour le premier raccordement d’une nouvelle centrale.
Pendant ces quinze prochaines années, le parc nucléaire actuel devra relever plusieurs défis. Les 32 réacteurs de 900 mégawatts, conçus pour durer 40 ans, vont passer leur 4eme visite décennale. L’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) a validé les conditions générales de leur prolongation, et va maintenant revoir chaque réacteur, un par un, pour faire des recommandations. Les centrales de 1300 MW suivront dès 2026. Ce n’est qu’à l’issue de ces visites qu’on saura quelles centrales peuvent être prolongées, et quels travaux seront nécessaires pour cela. En attendant, les centrales vieillissent et leur disponibilité diminue.
La Covid perturbe le fonctionnement de notre parc nucléaire. RTE estime qu’elle a été responsable d’une baisse de 6,5% de la production nucléaire, par manque de personnel. Enfin, l’évolution du climat pose problème car les centrales nucléaires sont refroidies à l’eau. Le réchauffement climatique impacte les débits et les températures des fleuves, pouvant amener à arrêter des centrales. On l’a déjà fait, depuis 1976, mais ça pourrait devenir plus fréquent, même si, selon les estimations, on reste dans le % de perte.

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Ne peut-on pas remplacer cette électricité manquante par des économies d’énergie ?

La France s’efforce de décarboner son économie. Cela passe notamment par le remplacement des énergies fossiles utilisées directement dans les bâtiments, les industries et les transports, par de l’électricité à faible contenu en carbone. Cette électrification permet d’ailleurs en elle-même de consommer moins d’énergie, parce que les moteurs électriques sont plus efficaces que les moteurs thermiques, et les pompes à chaleur beaucoup plus efficaces que tous les autres chauffages.
Cette stratégie repose sur le fait qu’il est possible de décarboner la production d’électricité et d’en limiter les impacts environnementaux, grâce aux énergies renouvelables et au nucléaire.
L’électrification semble donc incontournable. Bien qu’elle puisse entrainer une augmentation de la demande en électricité, elle conduit en fait à baisser notre demande en énergie primaire (grâce aux rendements plus élevés), à diminuer notre dépendance aux hydrocarbures et à baisser significativement nos émissions.
Ainsi, si la France possède l’une des électricités les moins carbonées au monde, notre pays est en fait dépendant à plus de 62% des hydrocarbures pour sa consommation d’énergie finale, l’électricité n’en représentant que 25%.
La sobriété ne pourra naturellement pas « éteindre » ces 62% de consommation d’énergie, or l’enjeu de la lutte contre le réchauffement climatique est bien de les faire disparaitre, puisque c’est la combustion des énergies fossiles qui émet du CO2. C’est pour cela qu’une partie des 62% sera transférée vers l’électricité.

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L’électrification sera donc l’alpha et l’oméga des politiques climatiques ?

Non, au-delà des économies d’énergie que l’électrification entraîne, la sobriété reste indispensable. Par exemple, je ne crois pas qu’on remplacera toutes les voitures thermiques par des électriques. Il faudra plus de transports en commun, plus de vélos, plus de location, plus de partage et moins de possession.
De façon générale, le remplacement de nos machines (dont la mobilité thermique) ne doit pas se faire à l’identique, pour de nombreuses raisons : limiter les pressions environnementales de l’extraction, rechercher l’adéquation production/demande avec les énergies renouvelables, soulager autant que possible les déploiements technologiques massifs en des temps très courts, et plus généralement le souhait de promouvoir une société plus juste et respectueuse du vivant, plus en accord avec le rythme biologique de notre planète. Un axe fondamental de la transition énergétique repose donc sur la sobriété.
Mais paradoxalement, certaines stratégies de sobriété entrainent un regain d’activités économiques et industrielles pendant leur diffusion. Par exemple, développer le numérique permet de limiter les déplacements, mais cela requiert de l’énergie supplémentaire et des équipements de communication. La rénovation thermique des bâtiments va entrainer une hausse des activités et des matériaux liée au BTP : acier, aluminium, ciment, plastique, pétrochimie…

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Ne pourrait-on pas utiliser des matériaux qui consomment moins d’énergie grise pour leur fabrication ?

On peut bien sûr essayer de privilégier les matériaux avec le moins d’énergie grise, néanmoins les stratégies de sobriété liées au développement d’infrastructures vont probablement entrainer des hausses de consommation en électricité pendant les phases d’investissements, qu’on va essayer autant que possible de compenser par l’efficacité énergétique.  Par ailleurs, pour des questions liées à l’emploi, à la maîtrise des chaînes logistiques, à l’appropriation de savoir-faire, et pour diminuer notre empreinte carbone, la France veut (ré)industrialiser, avec par exemple des giga-usines de batteries, d’électrolyseurs, de panneaux solaires, etc.

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La hausse de la demande en électricité est donc inéluctable ?

Tous les scénarios élaborés par RTE envisagent une hausse de la demande en électricité dès 2030, à l’exception du scénario « trajectoire basse« . Le cas « atteinte de nos objectifs climatiques » envisage une hausse de la demande de +6%. Tous les scénarios 2050 envisagent une hausse de la demande en électricité, même un scénario de sobriété (+16%).
Le scénario « trajectoire basse » (de la demande d’électricité) n’est d’ailleurs pas un scénario de sobriété mais un scénario économique dégradé, où la France n’a pas la capacité de mener à bien son programme de lutte contre le réchauffement climatique (moins d’infrastructure de sobriété, moins d’électrification, etc.). Ce scénario prolonge notre dépendance aux hydrocarbures et ne nous permet pas de lutter efficacement contre les émissions.

Y a-t-il d’autres options pour éviter les coupures d’électricité massives dans le cas d’un moratoire sur les énergies renouvelables ?

Dans l’hypothèse d’un moratoire, on peut envisager trois options :

  1. Développer massivement la consommation de gaz naturel, ce qui est contraire à nos objectifs climatiques.
  2. Importer massivement de l’électricité de chez nos voisins, ce qui pose la question, de façon encore plus prononcée, de la coordination et de la dépendance de nos politiques énergétiques et climatique avec celles des autres pays
  3. Ralentir notre économie pour freiner la hausse de la demande d’électricité.

Aucune de ces options n’est satisfaisante. Il parait ainsi très peu probable que les partisans d’un moratoire sur les énergies renouvelables aient étudié les conséquences de leur proposition et qu’ils aient bien compris le contexte énergétique actuel en France et en Europe.  

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[1] Dérivé du mot « origine », l’origination désigne le processus de création d’un projet. Dans le secteur de la finance, l’origination est un ensemble de fonctions qui regroupent la création et l’émission de produits de dettes ou d’actions par une institution.

[2] MENA : de l’anglais « Middle East and North Africa » : Moyen-Orient et Afrique du Nord.

[3] Le réacteur pressurisé européen ou EPR est un type de réacteur nucléaire de troisième génération. La construction de celui de Flamanville, en France a débuté en 2007. A l’heure actuelle, sa mise en service n’est pas envisagée avant fin 2002.