Déchets toxiques dans les Balkans (3/4) | La Croatie et la Slovénie ne savent que faire des déchets de leur centrale nucléaire commune

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C’est l’unique centrale nucléaire d’un pays disparu. Lancée à l’époque yougoslave, la centrale de Krško est la seule au monde dont la gestion soit partagée entre deux États, la Croatie et la Slovénie. Son réacteur devait s’arrêter en 2023, mais Zagreb et Ljubljana ont prolongé sa durée de vie de vingt ans... Sans savoir comment stocker les déchets qui s’accumulent, dans une région à fort risque sismique.

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Par Jean-Arnault Dérens, Laurent Geslin et Simon Rico

La centrale nucléaire de Krško, en Slovénie, la seule de l’ancienne Yougoslavie
@ Laurent Geslin / CdB

Un portail grillagé au bout d’une piste forestière, des caméras et une guérite dans laquelle veille un garde. Voilà le modeste dispositif de sécurité qui protège l’entrée de la caserne désaffectée de Čerkezovac, une ancienne propriété de l’armée yougoslave, à l’abandon depuis plusieurs décennies. C’est ici, tout près de la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, que la Croatie prévoit d’entreposer à partir de 2023 l’ensemble de ses déchets radioactifs « de faible et moyenne activité » : des déchets médicaux, mais surtout la moitié des déchets de la centrale nucléaire de Krško, dont la gestion est partagée entre Ljubljana et Zagreb. Soit 4800 m³ de matériaux radioactifs, comme des gravats, des filtres, des outils ou des vêtements contaminés. Et selon les autorités de Zagreb, la région vallonnée de la Trgovska Gora serait « la zone la plus stable du pays ». Pourtant, les 28 et 29 décembre, deux tremblements de terre d’une magnitude de 5,2 et 6,3 sur l’échelle de Richter ont été enregistrés dans la région de Sisak, rasant une bonne moitié de la petite ville de Petrinja, à une quarantaine de kilomètres de Čerkezovac.

« Les tremblements de terre sont dus à l’avancée de la plaque africaine vers la plaque eurasienne », explique Snježana Markušić, qui dirige le Département de géophysique de la Faculté des sciences de Zagreb. « Sous la pression de la plaque africaine, la microplaque Adriatique effectue une rotation vers le nord. » Dans les années 1970, les autorités yougoslaves avaient néanmoins estimé que le risque sismique restait relativement limité dans la région de Zagreb et de Krško et lancé la construction de la première centrale nucléaire de la Fédération socialiste. Sa gestion avait été partagée à parts égales entre les deux républiques de Slovénie et de Croatie, restées co-propriétaires du site après leur accession à l’indépendance en 1991.

La centrale de Krško, entrée en service en 1983, est de taille modeste : son unique réacteur Westinghouse affiche une puissance de 700 MW, quatre fois moins que les plus petits réacteurs français en fonctionnement. « Les installations ont été construites sur une dalle de béton armé, placée sur les couches d’argile et de sable », poursuit Snježana Markušić. La centrale se trouve en effet le long de la Save, un important affluent du Danube. Des précautions censées permettre aux installations de résister à des secousses allant jusqu’à 9 sur l’échelle de Richter, « une valeur bien supérieure aux plus intenses séismes enregistrés dans la région », poursuit la géologue. Fin décembre 2020, le mécanisme de sécurité de Krško s’est déclenché, et la centrale a dû rester à l’arrêt pendant près de 24 heures. Neuf mois plus tôt, des voix s’étaient déjà élevées jusqu’en Autriche après le violent séisme du 22 mars à Zagreb, dénonçant les risques que font peser les installations nucléaires de Krško sur toute la région.

Gestion partagée

La centrale est exploitée par la société Nuklearna elektrarna Krško (NEK), détenue à 50% par le compagnie publique slovène Gen-Energija et à 50% par l’entreprise publique croate Hrvatska elektroprivreda (HEP). L’énergie générée est partagée équitablement entre les deux pays. Ce système de gouvernance unique au monde n’a pas manqué de créer quelques frictions depuis l’éclatement de la Yougoslavie. Entre 1998 et 2003, Ljubljana a ainsi coupé les lignes à haute tension qui filent vers la Croatie, en raison de factures impayées par Zagreb.

Si les relations bilatérales restent fraiches, cela n’a pas empêché les parlements des deux pays de voter en 2015 le prolongement de vingt ans de la durée de vie de la centrale, jusqu’en 2043. Un plan de démantèlement a bien été prévu et il a été confirmé en 2018 par la troisième révision du Programme d’élimination des déchets radioactifs et du combustible usé, mais ni la Slovénie ni la Croatie n’ont jugé nécessaire de disposer de sites de stockage des déchets opérationnels avant d’acter la prolongation de l’activité des installations nucléaires de Krško. Six ans plus tard, rien n’est réglé.

L’entrée de l’ancienne caserne de Čerkezovac

Les déchets nucléaires les plus dangereux, notamment le combustible usé, sont stockés sur le site de Krško et devraient le rester au moins jusqu’en 2065 et très vraisemblablement jusqu’en 2105. Si l’entreposage à sec, retenu après Fukushima, permet d’éviter les fuites en cas de séisme, cette technique pose de sérieuses questions de contrôle de l’état du produit, scellé dans des silos en béton, soudés et étanches. « Le problème, c’est qu’on connaît mal la résistance de ce matériau dans la durée », s’inquiète Tomislav Tkalec de l’ONG slovène Focus. Sans compter que le combustible usé devrait être conservé sous le réacteur, « l’endroit le plus risqué », estime-t-il. « Et les études d’impact sont toutes réalisées par des entreprises mandatées par les propriétaires de la centrale. »

Pour le stockage des déchets radioactifs de faible et moyenne activité, la situation est déjà critique. « Les capacités de la centrale sont atteintes : c’est plein à 99% », reconnaît Miran Stanko, le maire de la commune de Krško. Sans vouloir donner de chiffres, Igor Sirc, le directeur de l’Administration slovène de la sûreté nucléaire, le concède lui aussi à demi-mots, « même si beaucoup a été fait pour optimiser et réduire le volume des déchets » : « si l’on ne les déplace pas rapidement, cela risque de poser des problèmes de sécurité », souffle-t-il. Selon le militant écologiste slovène Karel Lipič, qui préside l’ONG Zveza ekoloških gibanj (ZEG), « il n’y aura plus de place à la fin 2021 au plus tard ».

Comment expliquer un tel manque de préparation ? En juillet 2020, Zagreb a définitivement repoussé la proposition slovène de construire un site de stockage commun à proximité de la centrale, onze ans après le début des discussions entre les deux États. « La solution retenue par les Slovènes, des silos de béton entreposés à 80 mètres de profondeur, sous les nappes phréatiques n’est pas optimale », analyse le professeur croate Davor Grgić. « Il y a un risque de pollution des eaux de la Save, en amont de Zagreb. » Reste que la Croatie semble surtout avoir refusé la proposition slovène pour une histoire de gros sous.

« Les autorités de Zagreb expliquent qu’il fallait de toute façon un site sécurisé pour stocker les déchets radioactifs des hôpitaux du pays, mais ce sont surtout des intérêts financiers qui ont motivé leur refus », tranche le journaliste Daniel Prerad, qui enquête sur la filière nucléaire croate. « Les autorités ne veulent surtout pas que la Slovénie prenne en charge la gestion des déchets radioactifs croates et puisse ainsi monnayer ses services. »

Depuis la dissolution de l’Institut national de sécurité radiologique et nucléaire, le 1er janvier 2019, les compétences touchant à l’énergie atomique en Croatie relèvent toutes du Fonds de démantèlement de la centrale de Krško. « Concrètement, cela veut dire que le législateur a laissé aux investisseurs les mains complètement libres : il n’y a plus aucun organisme qui contrôle cette filière à risques », déplore le militant écologiste Toni Vidan. Le directeur de ce Fonds, Hrvoje Prpić, se veut bien sûr rassurant à propos du site de Čerkezovac. « L’entrepôt est un bâtiment en surface, dont les fondations reposent sur une dalle de béton de 60-70 cm d’épaisseur. Il ne peut pas y avoir d’infiltration », explique-t-il. « De toute façon, ces déchets radioactifs ne sont pas dangereux. Nous n’avons pas de plan B, mais il n’y en a pas besoin », coupe l’élégant quinquagénaire.

À Krško, l’État slovène n’a pas hésité à mettre la main au porte-monnaie pour s’attacher le soutien des populations locales. « Rien qu’en taxes, la centrale verse 8,5 millions d’euros par an à la commune », précise le maire de la petite ville, Miran Stanko. Un montant auquel il convient d’ajouter « d’importantes aides publiques directes aux infrastructures municipales, pour les crèches, les équipements sportifs ou les séniors ». Et l’édile se réjouit de voir le nombre de ses administrés augmenter, attirés par le dynamisme économique engendré par la centrale nucléaire et les milliers d’emplois indirects qui lui sont liés. D’après Karel Lipič, le « puissant lobby nucléaire cherche à s’assurer du soutien populaire en vue de construire un second réacteur et n’hésite pas à financer la société civile slovène pour acheter son silence ».

En Croatie, ce lobby nucléaire ne représente pas un véritable poids politique et il se trouve étrangement en porte-à-faux : l’une des ses principales figures, Tonči Tadić, est à la fois chercheur à l’Institut Ruđer Bošković de Zagreb et ancien député d’extrême droite. Il ne manque pas une occasion de fustiger Tito, le « dictateur communiste », alors que la centrale de Krško représente un legs direct de la Yougoslavie… Pour les principaux partis politiques croates, de droite comme de gauche, le seul véritable enjeu consiste à essayer de trouver la solution la plus avantageuse économiquement au problème des déchets.

Gérer les déchets à moindre coût

La question de leur stockage est ouverte depuis la construction de la centrale. Sept emplacements avaient à l’origine été envisagés, tous situés dans la moitié nord de la Croatie, le reste du sous-sol étant composé de karst, un calcaire poreux impropre au dépôt de matières radioactives. En 1998, Zagreb a définitivement opté pour les collines de la Trgovska Gora. Supposée la moins sismique du pays, la région présentait surtout l’avantage d’être presque vide de présence humaine. L’offensive des forces croates à l’été 1995 avait chassé la majorité des Serbes qui peuplaient autrefois les marches orientales du pays. « En 1991, la municipalité de Dvor comptait 14 500 habitants, ils n’étaient plus que 420 en 1995 », indique le maire, Nikola Arbutina. C’est sur le territoire de cette vaste commune, qui compterait aujourd’hui quelques 5600 âmes, que se trouve la caserne de Čerkezovac, le site retenu depuis 2014 pour l’entrepôt des déchets radioactifs croates et censé ouvrir ses portes dès 2023.

D’après les estimations de Hrvoje Prpić, les 15 000 riverains du site devraient toucher 45 millions d’euros de compensations, réparties sur 45 années. « Chaque année, l’État croate va économiser 15 millions d’euros en évitant de payer les Slovènes pour le gardiennage de ses déchets, et il ne versera qu’un million en contrepartie aux riverains, à peine le prix de l’asphaltage d’une route », s’indigne Daniel Prerad. La région mériterait pourtant de sérieux investissements. Dans un rayon de quatre kilomètres autour de l’ancienne caserne, aucune habitation n’est reliée à l’électricité, et les bâtisses ne sont accessibles que via des pistes en terre. « La question d’une compensation financière n’a jamais été officiellement discutée. Ce que nous savons, nous l’avons appris dans les médias », se désole Nikola Arbutina. Ce dernier est membre du Parti démocratique indépendant serbe (SDSS), habituellement prompt à dénoncer les violations des droits de cette communauté en Croatie. Étrangement, le parti, qui soutient le gouvernement conservateur d’Andrej Plenković, reste cette fois silencieux, laissant supposer un « deal » nucléaire. De toute façon, les électeurs sont dans la région trop peu nombreux pour intéresser réellement les politiciens de Zagreb.

Nikola Arbutina
@ Laurent Geslin / CdB

« À force d’avoir laissé traîner la question du stockage des déchets radioactifs, la Croatie se retrouve avec le couteau sous la gorge », s’indigne le député vert Tomislav Tomašević, élu de la plateforme citoyenne Možemo. Comme tous les opposants à Čerkezovac, il dénonce le manque de transparence de l’État. D’après lui, « un sujet aussi sensible nécessite d’avoir un vrai débat public et l’organisation d’un référendum. » Voilà pourtant déjà six ans qu’aucune discussion sur le nucléaire n’a eu lieu au Sabor, le Parlement croate. Le militant écologiste Toni Vidan dénonce le cynisme des autorités : « Le site de Čerkezovac a été retenu parce qu’il n’existe pas sur place de lobby suffisamment puissant pour s’y opposer. Les autres emplacements étudiés se trouvaient dans des régions qui avaient un poids politique à Zagreb, voilà pourquoi ils ont été abandonnés. »

Un quart de siècle après la fin des combats, la Banovina, où se trouve Čerkezovac, reste un territoire meurtri. « La région peine à se relever. Elle a été reconnue ‘d’intérêt particulier’ par l’État, mais c’est comme si elle avait été oubliée », se désole le réalisateur Daniel Pavlić, engagé localement dans la défense de l’environnement. « Il n’y a aucun investissement, aucun emploi et les gens s’exilent massivement. Cela va finir par ressembler à Tchernobyl avec les déchets radioactifs qu’ils veulent entreposer ! » Il rappelle que ce choix est « d’autant plus aberrant que le site de Čerkezovac se trouve à moins d’un kilomètre d’une aire classée Natura 2000 ».

Située sur la rive occidentale de l’Una, la rivière qui marque la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, la commune de Dvor est en effet au cœur d’une région rurale et préservée. Les habitants voudraient développer agriculture bio et tourisme durable, leurs derniers espoirs de sortir du marasme économique et l’arrivée de déchets radioactifs, même de faible et moyenne activité, aura immanquablement un effet repoussoir. « C’est tuer toute perspective d’avenir pour des gens qui sont déjà les plus pauvres de Croatie », peste Daniel Prerad.

Des rassemblements réunissant plusieurs milliers d’opposants ont bien eu lieu ces dernières années, mais les riverains ne cachent pas leur pessimisme. « Personne ici ne voit cela d’un bon œil, mais on ne sait pas comment l’empêcher », résume l’un d’eux. Le Conseil municipal de Dvor s’est contenté d’adopter une résolution interdisant l’installation d’un dépôt de déchets radioactifs sur le territoire de la commune, mais celle-ci n’a aucune valeur contraignante. Pendant ce temps, le ballet des camions entrant et sortant de Čerkezovac observé par les voisins du site se poursuit discrètement.

La centrale nucléaire de Krško
@ Laurent Geslin / CdB

La Bosnie-Herzégovine veut un arbitrage international

En Bosnie-Herzégovine, de l’autre côté de la rivière Una, la riposte tente aussi de s’organiser. Un collectif de citoyens s’est mis en place dans la ville de Novi Grad, avec le soutien des autorités locales. « Si des déchets radioactifs sont stockés dans la Trgovska Gora, ce n’est pas seulement la population de Novi Grad qui sera affectée, mais les 300 000 habitants qui vivent le long de la rivière Una », tonne le maire Miroslav Drljača. « Les puits utilisés par la municipalité, des infrastructures pour lesquelles nous avons investi 5,5 millions d’euros, se situent à 900 mètres du site. À la moindre fuite, ces sources d’eau potable seront contaminées. »

Les riverains bosniens de l’Una ont reçu à plusieurs reprises le soutien du gouvernement central de Sarajevo. « C’est une question sur laquelle la Bosnie-Herzégovine a une position unie », souligne le Président du Parlement, Denis Zvizdić, un fait assez rare dans ce pays toujours miné par les divisions. « Si la Croatie choisit [d’installer des déchets radioactifs dans] la Trgovska Gora, nous n’hésiterons pas à mobiliser toutes les conventions internationales qui seront nécessaires et à engager une procédure d’arbitrage », continue-t-il. Sarajevo pourrait invoquer la Convention d’Espoo : ce texte prévoit une évaluation de l’impact sur l’environnement en cas de projets transfrontaliers, ce qui n’a jamais été proposé par Zagreb. Le sujet n’a toutefois pas encore été mis à l’agenda des rencontres bilatérales entre les deux voisins.

Après les séismes des 28-29 décembre, des trous se sont formés dans toute la Banovina, certains larges de plusieurs mètres. « Ces cratères sont une conséquence de la liquéfaction, l’un des phénomènes les plus dramatiques de l’activité sismique et la cause de terribles dommages sur les constructions », explique la géologue Snježana Markušić. « L’emplacement de l’entrepôt de déchets nucléaires à Čerkezovac a été analysé en détail et jugé approprié », rappelle-t-elle. « Cependant, après les récentes secousses dans la zone de Petrinja-Sisak, l’étude devra être complétée par de nouvelles données, pour réévaluer la pertinence du site. » La Croatie aura-t-elle le temps de trouver un plan B avant l’échéance de 2023 ? Rien n’est moins sûr. « Personne ne peut prédire où et quand la terre tremblera », remarque le militant écologiste de Novi Grad, Mario Crnković. « La rotation de la microplaque Adriatique va continuer et l’activité sismique qu’elle provoque ne s’arrêtera pas à cause des injonctions de quelques politiciens irresponsables. »



Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Investigative Journalism for Europe (IJ4EU).