La France sera-t-elle toujours nucléaire en 2050 ?

Atout pour le climat, compétitivité face aux renouvelables et risque d’accident : on explore en 3 scénarios l’avenir de la filière nucléaire en France.

La France sera-t-elle toujours nucléaire en 2050 ?

Le nucléaire est un atout climatique, industriel et stratégique pour ses promoteurs. Mais la percée fulgurante des énergies renouvelables, les difficultés financières de la filière et le retour récurrent des questions de sécurité remettent en cause sa domination. L’objectif de baisse du nucléaire à 50 % de la production électrique française à l’horizon 2035 sera-t-il tenu ? Cette baisse se prolongera-t-elle jusqu’en 2050 ou le nucléaire restera-t-il un acteur majeur au XXIe siècle ? On imagine l’avenir de la filière en 3 scénarios.

Avec 58 réacteurs nucléaires répartis dans 19 centrales sur le territoire métropolitain, la France est le pays le plus nucléarisé au monde, rapporté au nombre d’habitants. Plus de 71 % de notre électricité est produite par la fission de l’atome, contre à peine 10 % à l’échelle mondiale. Un indéniable atout historique contre les émissions de gaz à effet de serre et le réchauffement climatique puisque la production d’un kilowatt-heure d’électricité émet environ 50g de CO2 en France, contre 300g, voire 600g, de CO2 en Allemagne, où le charbon et le gaz sont encore beaucoup utilisés. Un choix un peu moins vertueux en ce qui concerne les déchets radioactifs, qui s’accumulent par millions de m3 en France. Des déchets à la nature, la dangerosité et la durée de vie très variables, allant de quelques dizaines à plusieurs millions d’années. 

Voilà pour les faits. Et à peu près les seuls éléments qui ne soient pas contestés dans le très houleux débat entourant l’énergie nucléaire. Pôle d’excellence industrielle française, atout climatique, économique et stratégique pour les uns, danger environnemental et sanitaire majeur, gouffre financier et ennemi des énergies renouvelables pour les autres, le sujet divise depuis la grande nucléarisation du pays enclenchée dans les années 1970 avec le « plan Messmer  », pensé comme une réponse au premier choc pétrolier.

Parc des 58 réacteurs nucléaires français actuellement en activité.

Parc des 58 réacteurs nucléaires français actuellement en activité. (source : IRSN)

Le choix stratégique de miser aux trois quarts sur le nucléaire pour produire notre élecricité avait été remis en question par François Hollande, dont l’une des promesses de campagne en 2012 était de réduire la part du nucléaire à 50 % d’ici 2025, promesse reprise par Emmanuel Macron en 2017. Mais faute de préparation sufisante, l’échéance avait été jugée intenable par Nicolas Hulot, ministre de l’Écologie en 2017. Alors que les parlementaires français sont en train de voter la loi énergie et climat, qui doit entériner le report à 2035 de cet objectif de réduction à 50 % de la part du nucléaire, nous avons essayé d’imaginer à quoi pourrait ressembler l’avenir énergétique du pays. Sollicitant la documentation disponible et l’analyse de François Dassa, Directeur de la mission prospective et des relations internationales chez EDF, ainsi que d’Erwan Benezet, journaliste au Parisien-Aujourd’hui en France et auteur d’un livre enquête, Nucléaire : une catastrophe française (Fayard, 2018), nous vous proposons trois scénarios pour un futur fait d’uranium, de carbone et/ou de terres rares…

 

Scénario 1 / Une France nucléarisée et décarbonée

C’est l’argument phare des promoteurs de l’énergie nucléaire : l’urgence absolue est la lutte contre le changement climatique, et le nucléaire serait indispensable pour atteindre cet objectif. « La France a 20 ou 30 ans d’avance sur ses voisins en matière de décarbonation de l’électricité grâce au nucléaire et à l’hydraulique, fait valoir François Dassa. Sans nucléaire, les chances de rester sous les 2°C sont largement compromises. C’est ce que montrent une série d’études récentes, comme le dernier rapport du Giec ou celui de l’Agence internationale  de l’énergie, sur le nucléaire.  » Dans leur rapport paru en octobre 2018, le Giec note en effet que dans « la plupart » des scénarios permettant de maintenir le réchauffement à moins de 1,5°C, la part du nucléaire augmente. Certaines hypothèses permettent de limiter le réchauffement tout en baissant la consommation de nucléaire mais supposent un niveau élevé d’innovation dans les renouvelables, comme le résume un article de Libération.

Ces projections valent toutefois à l’échelle mondiale et ne disent rien du mix énergétique idéal pour la France. Car, à supposer que le gouvernement ferme bien comme promis les dernières centrales à charbon d’ici 2022, et que l’on règle le problème des centrales à gaz (qui produisent 7,7 % de notre électricité et sont très émettrices de CO2), le choix entre énergies renouvelables et nucléaire est relativement neutre en terme de gaz à effet de serre. « Entre renouvelables et nucléaire, on peut tourner à long terme autour de 50/50, mais la proportion exacte sera à affiner avec le temps  », estime le prospectiviste d’EDF. 

L’atome conquérant

Officiellement, l’objectif sera de réduire à 50 % le nucléaire d’ici 2035 mais la promesse est entourée de flou et ne dit rien sur l’après 2035. Le projet de programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) présenté en janvier par le gouvernement prévoit la fermeture de 14 réacteurs d’ici 2035. Mais à part ceux de Fessenheim, qui doivent s’arrêter en 2020, aucun autre réacteur n’a, à l’heure actuelle, été précisément désigné pour être arrêté. Deux réacteurs supplémentaires pourraient fermer en 2025–2026, puis encore deux autres en 2027–2028, indique simplement la PPE, au conditionnel, sous réserve notamment que les conditions d’approvisionnement soient assurées par ailleurs.

Les 44 réacteurs restants, dont la majorité a été mise en service dans les années 1980 avec une durée de vie prévue de 40 ans, doivent faire l’objet d’un vaste plan de maintenance permettant de prolonger leur longévité à 50 voire 60 ans. Ce « grand carénage  » lancé par EDF doit permettre au parc actuel d’assurer la production nucléaire d’électricité jusque dans les années 2040, le temps de pouvoir déployer leurs éventuels successeurs de nouvelle génération. Les fameux EPR (Réacteur européen à eau pressurisé), dont le prototype de Flamanville accumule les « déboires ». Initialement prévu pour entrer en fonction en 2012, ce dernier ne sera achevé au mieux qu’en 2022, le temps de faire face aux multiples défauts de fabrication qui ont fait exploser la facture à plus de 11 milliards d’euros au lieu des 3,5 milliards prévus initialement.

De nombreuses incertitudes entourent donc la réduction de voilure théorique de la part du nucléaire dans la production d’électricité française. En 2050, EDF pourrait même rêver de voir l’énergie atomique encore largement dominante en France, à un niveau proche, voire similaire à celui d’aujourd’hui, estime le journaliste Erwan Benezet : « L’intention d’EDF est d’en faire le moins possible. Plus le temps passe, plus on se rapproche de la situation sous le mandat de François Hollande, où l’on a procrastiné jusqu’à ce que la promesse de ramener le nucléaire à 50 % en 2025 ne soit plus tenable. On assiste aujourd’hui au même glissement sémantique : on parle de dates, puis d’« horizon », puis on oublie de désigner précisément les centrales à fermer…  »

Du côté de l’électricien, on ne s’attarde pas sur les objectifs chiffrés et on préfère insister sur la nécessité de déployer massivement à la fois les énergies renouvelables et le nucléaire. « La demande d’électricité va augmenter de 35 à 75 % d’ici 2050, d’après les prévisions de l’Union européenne. Si l’on veut rester sous les 2°C de réchauffement et décarboner le transport et l’industrie, il va falloir quoi qu’il en soit davantage d’électricité  », souligne François Dassa. Autrement dit : pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050 que s’apprête à entériner la loi énergie et climat, il faut encore se débarrasser des quelques 445 millions de tonnes équivalent CO2 émises annuellement par la France (chiffres 2018 provisoires de Citepa) et donc transformer en électricité ce qui fonctionne encore aux énergies fossiles. 

Nucléaire au-delà des frontières

Une augmentation de la demande qui ferait évidemment les affaires de l’industrie nucléaire française. Celle-ci mise sur la puissance de son réseau, à l’image du nouvel EPR qui atteint les 1600 MW, contre 900 à 1300 MW environ pour les réacteurs actuellement en service. Au niveau national, la production d’électricité est largement excédentaire, avec environ 550 TWh produits chaque année, selon le ministère de l’Écologie, pour une consommation intérieure d’à peine 474 TWh en 2018. « La France est en surproduction électrique depuis la naissance de son industrie nucléaire. Le nombre de réacteurs installés n’est pas basé sur un calcul des besoins réels mais sur un marchandage entre EDF et le gouvernement. Ça fait 50 ans qu’EDF utilise l’argument de la hausse de la consommation  », déplore Erwan Benezet.

La France était en 2018 le premier exportateur européen d’électricité

Cet excédent semble d’autant plus compliqué à combler que la hausse de la consommation semble s’être arrêtée. Elle plafonne depuis plusieurs années, selon RTE. Et la courbe devrait même s’inverser : dans une étude publiée en 2017, le Réseau de transport d’électricité analyse les différentes évolutions possibles de la consommation à long terme. Ces scénarios vont d’une stabilisation de la consommation à 480 TWh d’ici 2035, à une forte décrue à 395 TWh. Principal facteur de cette évolution : l’efficacité énergétique en forte progression, qui constitue une tendance durable. « Les effets haussiers résultant d’une démographie soutenue, d’une activité économique en croissance et des transferts d’usage ne parviendraient pas à inverser la tendance qui se dessine  », assure RTE.

Centrale nucléaire de Chooz, à la frontière franco-belge.

Centrale nucléaire de Chooz, à la frontière franco-belge. (Raimond Spekking / CC BY-SA 4.0)

Si la consommation intérieure ne répond pas à ses attentes, la filière nucléaire pourra toujours compter sur l’export. La France était en 2018 le premier exportateur européen d’électricité, souligne RTE, avec un solde net de 60,2 TWh. L’Ademe estime même que le potentiel de vente d’électricité décarbonée à nos voisins restera « élevé, voire très élevé  » jusqu’en 2040, et dépendra ensuite de l’évolution de leurs propres sources de production.

Bilan des courses pour ce premier scénario : un avenir optimiste pour le nucléaire et contre les émissions de carbone est plus que plausible en France. Les difficultés et échecs passés à réduire la part du nucléaire dans le mix électrique national, l’énorme chantier du « grand carénage » déjà enclenché par EDF et le poids historique de l’industrie nucléaire française plaident pour un déclin très relatif du nucléaire dans les décennies à venir. L’atome pourrait encore représenter 50 à 70 % de la production d’électricité en 2050, contribuant à atteindre l’objectif de neutralité carbone tout en aidant à la marge les pays limitrophes à faire de même.

 

Scénario 2 / Catastrophe nucléaire : la France « amputée »

La loi de Murphy s’applique-t-elle à l’industrie nucléaire ? Le savoir-faire des ingénieurs et techniciens français, le discours rassurant des responsables, ainsi que l’expérience d’une cinquantaine d’années de gestion du parc nucléaire sans aucun accident grave plaident pour la sûreté de la filière. Mais les exemples étrangers montrent qu’il suffit d’une occurrence, jugée improbable jusqu’à ce qu’elle survienne, pour provoquer des dégâts irréversibles.

Le symbole ultime de la catastrophe nucléaire, ancrée dans la culture populaire, c’est Tchernobyl. Le 26 avril 1986, un réacteur RBMK de conception soviétique explose au cœur de l’URSS, entraînant la fusion du cœur, la contamination d’une zone de 2 600 km2, définitivement évacuée par 200 000 personnes, et un bilan humain très débattu allant de 50 morts à… plusieurs centaines de milliers. Un accident majeur, de niveau 7, le plus élevé sur l’échelle internationale INES qui classe les événements nucléaires. Les niveaux 0 à 3 concernent les écarts, anomalies ou incidents n’ayant pas ou peu de conséquences en dehors de la centrale. Les niveaux 4 à 7 concernent les accidents, aux conséquences allant de « locales » et « mineures » jusqu’à « majeures » et « considérables » sur la santé et l’environnement.

Outre Tchernobyl, l’accident de Fukushima, au Japon en 2011, fut également classé en niveau 7. Le tout premier accident nucléaire – une explosion dans une usine de retraitement à Kysthym, en Russie en 1957 – fut classée niveau 6. Et les États-Unis connurent également une fusion partielle d’un cœur de réacteur à Three Mile Island, en 1979, un accident de niveau 5.

La faille humaine 

Mais, rassure la Société française d’énergie nucléaire (Sfen), les cas américain, soviétique et japonais ont comme origine commune un ensemble de défaillances humaines. Des négligences, des protocoles non respectés, l’incurie de l’administration soviétique ou l’absence d’indépendance de l’autorité de sûreté nippone ont provoqué ou aggravé chacun de ces accidents. Les failles techniques ont quant à elles permis d’améliorer les autres centrales et la technologie serait aujourd’hui extrêmement sûre. « Triple barrière pour confiner la radioactivité  » et « défense en profondeur  », Autorité de sûreté nucléaire indépendante à la fois des pouvoirs publics et de l’exploitant (EDF), formation continue du personnel (« environ 6 semaines par an et par pilote de réacteur  », précise la Sfen), placeraient ainsi autant que possible la France à l’abris de tout accident majeur.

« On exclut les risques extrêmes des scénarios d’anticipation parce qu’on estime qu’ils n’existent pas »
 

Mais cette rigueur affichée ne rassure pas vraiment l’auteur de Nucléaire : une catastrophe française. La filière risquerait, selon Erwan Benezet, de pêcher par excès de confiance. « Il existe ce qu’on appelle une logique d’exclusion : on exclut les risques extrêmes des scénarios d’anticipation parce qu’on estime qu’ils n’existent pas. Et que le danger est tellement grand que personne ne fera de connerie. C’est complètement fou. Les plans et les budgets provisionnés sont prévus pour faire face à un incident grave mais pas à une catastrophe de type Tchernobyl ou Fukushima…  »

La centrale de Tchernobyl après la catastrophe, vue par la très bonne série Chernobyl (HBO).

La centrale de Tchernobyl après la catastrophe, vue par la très bonne série Chernobyl (©HBO).

Une assurance d’autant plus mal placée que les négligences sont loin d’épargner le personnel français. Dernier exemple en date : des défauts de soudure détectées sur du matériel destiné à l’EPR de Flamanville et produit par un sous-traitant d’EDF auraient été détectées dès 2013. Mais l’information n’a ensuite été transmise à EDF qu’en 2015, puis à l’ASN qu’en 2017. A minima une « fraude par omission  » et le symbole d’une industrie « à la dérive  », juge sévèrement dans Le Parisien Yves Marignac, conseiller auprès de l’ASN. Le scandale a même poussé l’Autorité de sûreté nucléaire à ouvrir un portail destiné aux lanceurs d’alerte pour contrer les falsifications en tout genre. 

L’histoire ne plaide pas non plus pour faire de la France une terre d’exception face aux risques d’accident. C’est peu connu du grand public, mais un accident nucléaire a déjà eu lieu sur le territoire français. En 1980, une fusion se produit dans le cœur d’un réacteur de la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, un accident classé en niveau 4. Et déjà, en 1969, une mauvaise manipulation avait entraîné la fusion de 50 kg d’uranium dans le cœur d’un autre réacteur de la même centrale. L’incident ne fut pas classé niveau 4 mais « l’omerta », qu’évoque Le Point, ayant entouré l’évènement et sa dangerosité poussent les farouches opposants au nucléaire comme Greenpeace à le considérer comme un accident. 

Terrorisme et secret-défense

L’argument de l’inexpérience d’une époque révolue peut difficilement être retenu. Classé seulement niveau 2, l’incident de la centrale du Blayais survenu lors de la tempête de 1999 rappelle que l’inattendu est toujours possible : « La centrale a été inondée par la tempête, une partie des canaux qui permettent de refroidir l’eau a été bouchée par des algues, la température dans le cœur du réacteur a monté et entraîné un risque de fusion. Les autorités ont appelé Alain Juppé, maire de Bordeaux, pour le prévenir qu’il devait se préparer à évacuer la ville  », relate Erwan Benezet. 

L’institut de radioprotection et de sûreté nucléaire se veut rassurant en précisant sur son site les mesures de protection renforcées adoptées après l’inondation du Blayais. EDF détaille également dans une note d’information de 2018 les leçons tirées de Fukushima et des différents accidents nucléaires, et assure que la vigilance est maintenue par les contrôles permanents des installations : 473 visites de contrôle effectuées par l’ASN sur les centrales françaises, programmées ou inopinées, en 2017, comptabilise l’électricien.

Autre source d’inquiétude : les centrales françaises construites dans les années 1980 ne peuvent pas, par définition, être adaptées aux risques apparus au XXIe siècle, et en particulier au terrorisme contemporain. Le sujet est délicat car les alertes des observateurs se heurtent au silence des autorités et à l’opacité des mesures classées secret-défense. Restent les démonstrations de terrain : Greenpeace se fait régulièrement remarquer par ses intrusions sur les centrales ou leur survol par ses drones, soulignant l’absence de sécurité adéquate entourant ces zones sensibles. En 2017, un rapport d’experts commandité par l’ONG était jugé par celle-ci si alarmant qu’elle n’en publiait publiquement qu’une version « allégée ». Et en 2018, c’est le rapport d’une Commission parlementaire qui concluait : « Les installations nucléaires françaises semblent souffrir d’une faille originelle à laquelle il sera difficile de remédier : elles n’ont pas été conçues pour résister à une agression de type terroriste  ».

La centrale de Saint-Laurent-des-Eaux

La centrale de Saint-Laurent-des-Eaux, dans le Loir-et-Cher. (Suaudeau / CC BY-SA 4.0)

« Le risque d’accident nucléaire n’est pas considéré comme une probabilité. Donc s’il survient en France, on sort de l’imaginable  », prévient Erwan Benezet. En plus des dégâts inhérents à une catastrophe nucléaire, pourraient donc s’ajouter en cas d’accident majeur les conséquences de l’impréparation et l’absence de résilience du système. « Une catastrophe type Tchernobyl créerait une zone d’exclusion et amputerait littéralement la France d’une partie de son territoire, coupant des réseaux de circulation, des ligne TGV entre grandes villes… Après Fukushima, au Japon, il a fallu relancer d’urgence des centrales thermiques, réduire drastiquement la consommation d’énergie, imposer des coupures de courant quotidiennes  », rappelle le journaliste.

Dans ce scénario particulièrement pessimiste, dont il semble impossible d’estimer la probabilité, nous sommes perdants à tous les niveaux. En plus des catastrophes humanitaires, environnementales et économiques engendrées, cela sonnerait sans doute également le glas de nos ambitions climatiques. L’arrêt brutal d’une ou plusieurs centrales, voire de l’ensemble du parc comme cela s’est produit au Japon après Fukushima, nous obligerait probablement à rouvrir des centrales thermiques en attendant la lente montée en puissance des énergies renouvelables.

Effet vertueux inattendu au Japon : la fermeture des centrales nucléaires, qui ne représentaient qu’un quart de la production électrique nationale, a poussé le pays à miser sur la sobriété et l’efficacité énergétique. La consommation d’électricité a ainsi diminué de 9 % en seulement trois ans, souligne le Journal de l’énergie.

  

Scénario 3 / Une France renouvelable, plus rentable

L’un des éléments cruciaux qui dessinera l’avenir nucléaire de la France, c’est la dette colossale d’EDF. 33,4 milliards d’euros d’endettement net comptabilisé fin 2018. Un niveau très élevé, au point que l’électricien discute avec l’État d’un projet de scission et nationalisation de l’entreprise, avec d’un côté un « EDF bleu », regroupant nucléaire, hydrolique et transport d’électricité, totalement nationalisé, et de l’autre un « EDF vert » comportant les activités commerciales et les énergies renouvelables hors hydrolique, qui serait privatisé.

Un projet qui est loin d’être acté et suscite beaucoup de remous mais qui témoigne des difficultés économiques du nucléaire français, alors même que des dépenses faramineuses s’amoncellent à l’horizon. En plus de l’EPR de Flamanville, dont le coût a triplé en quelques années, EDF doit faire face au coût du « grand carénage », estimé par l’entreprise à 51 milliards d’euros mais réévalué à 100 milliards par la Cour des comptes sur la période 2014–2030, en ajoutant aux dépenses d’investissement les dépenses d’exploitation. Autres dépenses inéluctables : le démantèlement des centrales, estimé par l’électricien français à 350 millions d’euros par centrale et à 75 milliards pour l’ensemble des opérations mais largement « sous-évalué », d’après un rapport parlementaire de 2017 qui note que pour des centrales similaires, l’Allemagne a prévu des budgets deux fois supérieurs. Enfin, le projet de stockage profond des déchets à Bure est estimé officiellement à 25 milliards d’euros mais l’Andra tablait sur sa part sur un coût de 34,5 milliards et la Cour des comptes a recommandé un chiffrage « plus réaliste ». 

Inéluctable croisement des courbes

Et pour ne rien arranger, EDF perd 100 000 clients par mois depuis plus de deux ans. En termes de compétitivité, les dynamiques ne s’annoncent guère favorables à l’électricité nucléaire. Le prix du MWh des énergies renouvelables diminue à grande vitesse : il est passé pour les nouvelles installations photovoltaïques de grande puissance de 276 euros en 2010 à 52 euros en 2018 selon un professionnel du secteur interrogé par 20 Minutes, quand l’éolien terrestre atteignait 63 euros. Soit déjà le prix d’un MWh nucléaire estimé par la Cour des comptes à 62 euros. L’Ademe donnait en 2016 une fourchette plus large de 57 à 79 euros/MWh pour l’éolien terrestre, et de 74 à 135 euros/MWh pour le photovoltaïque au sol.

Mais plus que les chiffres, c’est l’inéluctable croisement des courbes qui pourrait être fatal à la compétitivité du nucléaire. « Le nucléaire va à l’encontre des lois fondamentales de l’économie, qui disent que le coût marginal d’un produit diminue avec le temps. Dans le nucléaire, les coûts augmentent avec les années, à cause notamment des exigences accrues de sécurité ou de la prise en compte des coûts de démantèlements  », explique Erwan Benezet. Sans compter que le nucléaire actuel a déjà amorti les coûts de construction des centrales. En ajoutant le coût de construction des EPR, le prix du MWh pourrait atteindre les 105 euros. C’est en tout cas le prix négocié en Angleterre pour l’EPR construit par EDF à Hinkley Point. Même en prenant en compte les économies d’échelle dans un scénario de construction d’EPR en série en France, le coût serait de 70 euros/MWh et « ne serait pas compétitif pour le système électrique français d’un point de vue économique  », estime un rapport de l’Ademe.

Parc éolien de Germinon, dans la Marne.

Parc éolien de Germinon, dans la Marne. (François GOGLINS / CC BY-SA 3.0)

Du côté d’EDF, on fait valoir que les prix n’ont pas de sens si l’on ne tient pas compte de la qualité du service. « Il faut comparer ce qui est comparable. Avec le nucléaire, on paye un service pilotable, on dispose de l’énergie quand on veut. La baisse du coût des renouvelables est très intéressante et elles feront évidemment partie du mix mais l’énergie solaire ou éolienne est intermittente et peu dense : elle demande de l’espace pour se déployer, au détriment des autres usages du sol. Ce qui est problématique si on veut aller vers plus de bio, d’autonomie alimentaire et de développement des puits carbone. Et ça pose un problème d’acceptabilité des riverains  », souligne François Dassa. 

On peut ajouter que l’argument d’une énergie « propre » employé pour les renouvelables et opposé à la problématique des déchets nucléaires est toute relative. Éoliennes et panneaux photovoltaïques consomment énormément de terres rares, par définition non « renouvelables » et très polluantes à extraire. « Il y a de 10 à 100 fois plus de métal dans l’éolien et le photovoltaïque que dans le nucléaire par kilowattheure produit. Il faut donc faire 10 à 100 fois plus de trous dans la terre pour aller chercher les métaux, à production électrique identique. En France, remplacer du nucléaire par de l’éolien et du solaire n’a d’intérêt sur aucun plan  », tranchait lors d’une interview au Point le fondateur du think tank The Shift Project et membre du Haut conseil pour le climat, Jean-Marc Jancovici. 

Quel pari sur l’avenir ?

Mais le fond du débat se joue sur un pari : où choisir d’investir massivement en misant sur l’avenir ? Pour Erwan Benezet, les limites actuelles du renouvelable, notamment sur le stockage et l’intermittence, sont solubles dans l’innovation. « On va mettre 100 milliards d’euros pour prolonger les centrales, c’est complètement disproportionné : si on investissait ne serait-ce qu’une petite part de la R&D consacrée au nucléaire dans le renouvelable, on avancerait énormément sur le développement de solutions de stockage et sur les réseaux intelligents qui permettent de distribuer l’énergie en fonction des besoins  », plaide-t-il.

À l’inverse, la filière nucléaire pousse pour un investissement massif vers de nouveaux EPR malgré les pertes et les déboires déjà encaissés, pour justement tirer les bénéfices de l’apprentissage fait à Flamanville et atteindre le seuil critique permettant les économies d’échelle. « La France a bâti un nucléaire sûr et abordable grâce à la continuité industrielle des décennies passées qui a permis de cultiver un tissu industriel très performant et de concevoir un programme standardisé. L’enjeu est de retrouver ces conditions pour le nucléaire du futur  », assure François Dassa. 

Les montants faramineux des pertes du secteur, aux origines trop diverses, font toutefois pencher la balance, dans ce dernier scénario, vers un lent et inexorable déclin du nucléaire français. Dans un scénario construit en 2017, les experts de l’association négaWatt avaient calculé qu’une France 100 % renouvelable était possible en 2050, à condition de réduire drastiquement (de 66 %) notre consommation d’énergie en misant à la fois sur l’efficacité et la sobriété. Une étude de l’Ademe estime, quant à elle, qu’une électricité produite de 80 à 100 % par les énergies renouvelables en 2050 est crédible, en prédisant toutefois une hausse du coût, de 103 à 138 euros/Mwh, qui serait compensée par une baisse de la consommation et in fine de la facture énergétique des Français. De même, les pertes d’emploi dans le nucléaire et les énergies fossiles seraient « plus que compensées  » par les créations dans le renouvelable.

Si la trajectoire ramenant le nucléaire à 50 % en 2035 est respectée, on peut ainsi imaginer qu’elle soit suivie d’un nouvel objectif de 20 % de nucléaire dans le mix électrique français en 2050, en s’inspirant de la projection de l’Ademe de 80 % de renouvelables à cette échéance. Un compromis acceptable pour tous, permettant de ne pas gâcher les investissements déjà réalisés en laissant les centrales arriver en fin de vie avant de les fermer et mourir de leur belle mort ?

 

[NB : Usbek & Rica travaille avec EDF sur le Conseil des Générations Futures, dont l’entreprise est partenaire fondateur, et collabore avec l’Andra et le festival Les Utopiales dans le cadre d’un concours de nouvelles de science-fiction, ndlr] 

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