« Leur toxicité, à la fois radioactive et chimique, est de loin supérieure à celle de n’importe quel matériau industriel auquel nous ayons été confrontés jusqu’à maintenant ». Ces propos, le scientifique Abel Wolman les a tenus devant le Congrès américain lors d’une audition sur les déchets nucléaires en … 1959 ! Soixante ans plus tard, les déchets hautement radioactifs générés par l’industrie nucléaire continuent à s’empiler et aucune solution sûre ne fait l’unanimité pour leur gestion à long terme.

Dans un long rapport de 100 pages rendu public par Greenpeace, 6 experts internationaux[1] analysent les politiques de gestion des déchets nucléaires dans 7 pays : Belgique, France, Japon, Suède, Finlande, États-Unis et Grande-Bretagne.  Ils passent en revue les déchets produits par l’industrie nucléaire, de l’extraction de l’uranium aux combustibles usagés déchargés des réacteurs. En aval déjà, l’exploitation des mines d’uranium et la production de combustible nucléaire exposent des populations entières aux risques liés à ces substances radiotoxiques.

Selon ces scientifiques, il existe aujourd’hui « un stock mondial d’environ 250.000 tonnes de combustibles usés hautement radioactifs » répartis dans quinze pays. Et chaque année l’exploitation des réacteurs nucléaires dans le monde en produit 12.000 tonnes supplémentaires.

« La majeure partie de ce combustible irradié reste entreposée dans des piscines de refroidissement sur les sites des réacteurs, qui manquent de défenses en profondeur, comme le confinement secondaire, et sont vulnérables à une perte de refroidissement. Dans de nombreux cas, ils ne disposent même pas d’une alimentation de secours indépendante », précise le rapport. Celui-ci rappelle que la catastrophe de Fukushima a révélé les risques liés à une possible panne du système de refroidissement de ces piscines. A cette montagne de déchets s’ajouteront dans les prochaines années les millions de mètres cubes de matériaux radioactifs qui seront générés par le démantèlement des 450 réacteurs nucléaires encore en fonctionnement sur la planète.

La conclusion générale des auteurs de l’étude est que ces déchets constituent un fardeau de plus en plus lourd. « Soixante années de programmes nucléaires commerciaux ont produit des éléments radioactifs qui resteront dangereux pour l’être humain et l’environnement à une échelle de temps qui dépasse de loin l’existence de notre civilisation », écrivent-ilsLes experts poussent dès lors un cri d’alarme : nous devons nous attendre à une saturation mondiale en matière de déchets nucléaires et celle-ci provoquera une véritable crise. A ce jour, « aucune solution, nulle part, n’a été trouvée pour la gestion à long terme de ces énormes volumes de déchets nucléaires » , s’alarme Greenpeace.

Le stockage géologique : une bombe à retardement

Une grande partie du rapport est dédiée au stockage « géologique », c’est-à-dire l’enfouissement « définitif » des déchets à grande profondeur. C’est la « solution » privilégiée dans la plupart des Etats nucléarisés.

La Belgique fut le premier pays à étudier cette possibilité. En 1980, le Centre d’étude de l’énergie nucléaire (SCK-CEN) situé à Mol a entamé la construction d’un laboratoire souterrain à 225 mètres de profondeur dans une couche d’argile plastique. Baptisé HADES, il fut le lieu de nombreuses expériences.  C’est là qu’a été développé le concept de stockage géologique : les déchets sont placés dans des fûts en acier inoxydable qui sont ensuite logés dans un conteneur de stockage spécialement conçu à cet effet. La couche d’argile dans laquelle ils sont enfouis devrait permettre d’isoler les substances radioactives de l’homme et de l’environnement pendant une durée qui dépasse l’espérance de vie de l’humanité. Les substances à haute activité et à vie longue resteront en effet dangereuses pendant plusieurs centaines de milliers d’années. Malgré ces décennies d’investissement dans la recherche et le développement à Mol, « des risques inhérents, importants et multiples » demeurent, rapporte Greenpeace. Dont notamment : la profondeur du site de stockage, trop proche de la surface et de sources d’eau potable, l’épaisseur de la couche d’argile, trop faible ou encore le choix de l’argile, une roche saturée en eau. Quant aux coûts liés à l’enfouissement géologique, ils ne font qu’augmenter à mesure que les exigences de sécurité se renforcent.

La France, qui possède après les Etats-Unis le deuxième plus important parc de réacteurs nucléaires au monde, opte également pour le stockage profond. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) a ouvert un site à Bure (Meuse). Le projet dénommé Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) prévoit d’entreposer les déchets hautement radioactifs dans une couche d’argile à 500 mètres de profondeur. Une décision très critiquée en raison de plusieurs dangers : risques d’explosion, d’incendie, d’infiltration des eaux, de corrosion des conteneurs de stockage, ou encore d’instabilité sociale au cours des décennies et des siècles à venir.

Qui pourrait en effet garantir que pendant tout ce temps, ces substances hyper dangereuses ne pourraient pas tomber entre les mains de dictateurs, de mafias ou de terroristes. Et on frémit à la pensée de ce qu’ils pourraient en faire. Les coûts élevés et croissants font aussi débat : en 2016 le gouvernement français a fixé à 25 milliards d’euros l’estimation de coût du projet Cigéo. Selon l’Andra, le choix aurait le mérite d’offrir une solution sûre et définitive (sur laquelle on pourrait revenir pendant 100 ans) « pour que les générations futures n’aient pas à gérer nos rebus ».

Une vision que contestent les auteurs du rapport : « enfouir les déchets radioactifs de manière totalement irréversible dans la croûte terrestre constitue une fausse solutionLa thèse selon laquelle on dispense les générations futures de se soucier des déchets radioactifs, parce que, d’une certaine façon, on va les faire ‘disparaître‘, est d’une grande hypocrisie », peut-on lire dans le rapport. Le sous-sol étant le lieu de circulation et de stockage de l’eau, l’hypothèse selon laquelle des eaux chargées d’éléments radioactifs pourraient un jour remonter à la surface, est en effet plausible. Et les experts mettent en garde : la reproduction d’une telle solution dans des conditions incontrôlées ne pourrait qu’aboutir à une pollution à grande échelle des eaux souterraines dans de nombreuses régions du globe. « Plus de 60 ans après le lancement du programme nucléaire français, le pays ne s’est pas rapproché d’une « solution » à la crise des déchets nucléaires ni même d’une reconnaissance de l’ampleur du défi », résume Greenpeace. L’ONG comprend la mobilisation des opposants à Cigéo qui ont subi « une très forte répression policière » .

Manifestation à Bure contre le projet Cigéo

La situation n’est pas plus réjouissante dans les autres pays nucléarisés. Le Japon, a également fait construire un centre d’enfouissement sur l’île d’Hokkaido. Confronté à une instabilité de la zone, qui regorge de fissures souterraines, le pays a néanmoins été rapidement contraint d’abandonner le projet.

En 42 ans, le gouvernement britannique en est à sa 6e tentative de trouver une municipalité disposée à accueillir un site de stockage de déchets. Les autorités et l’industrie nucléaire persistent à croire que le stockage géologique est la seule voie à suivre. Mais sans le consentement de la population aucun projet ne peut voir le jour. Paradoxalement, malgré cet écueil, le Royaume-Uni s’est tout de même lancé dans la construction de nouveaux réacteurs à Hinkley Point.

Enfin, les États-Unis, qui génèrent 30% du stock mondial de combustibles nucléaires usés, n’ont toujours pas trouvé de site de stockage géologique. Le projet d’enfouissement des déchets prévu depuis quelques décennies à Yucca Mountain, une colline située dans le Nevada, a été annulé en 2010 par l’administration Obama en raison du problème de l’acceptation scientifique et publique du projet.

Seuls deux pays nucléarisés sont plus avancés dans leur recherche d’une solution : la Finlande et la Suède ont choisi d’enfouir les conteneurs de déchets radioactifs dans des cavités creusées dans le granit. Ces projets n’ont toutefois pas encore réellement abouti à cause de nombreux problèmes et difficultés techniques.

Le retraitement du combustible

Les auteurs du rapport s’attaquent également au retraitement du combustible usé. L’opération consiste à le dissoudre dans de l’acide pour en extraire le plutonium « utilisable » dans des armes nucléaires. « Ce procédé produit des déchets liquides très radioactifs», rappellent les experts. Pour eux, la séparation des combustibles nucléaires usés en matières valorisables et déchets doit être abandonnée. Ce processus produit en effet des déchets toujours plus radioactifs, qui viennent s’ajouter à la masse déjà existante.

Pour une sortie définitive du nucléaire 

Face à l’absence de solution satisfaisante et sûre au problème des déchets radioactifs, les auteurs du rapport publié par Greenpeace, prônent une sortie définitive du nucléaire afin « d’arrêter le cercle vicieux de la production de déchets radioactifs ».

Les chercheurs recommandent d’entreposer les déchets les plus radioactifs en subsurface, dans l’espoir que les scientifiques mettent un jour au point une solution plus satisfaisante que l’enfouissement profond. « Enfouir ces déchets de manière totalement irréversible dans les profondeurs souterraines, sans aucun espoir de changement de stratégie, fait subir aux générations futures un risque de pollution souterraine qu’elles vont découvrir et dont elles vont souffrir, sans aucun moyen de le résoudre », préviennent les experts.

Signalons enfin qu’en marge de ce rapport, Bernard Laponche, l’un des auteurs français, s’inquiète de l’état de l’usine de la Hague et de la perte de confiance du personnel : « les gens n’ont plus tellement envie de travailler dans le nucléaire en France. Au lieu d’organiser la retraite du nucléaire, on s’obstine, mais il est normal que les jeunes générations de scientifiques et d’ingénieurs préfèrent travailler dans d’autres secteurs ». Un constat qui renforcera l’inquiétude de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) face à une perte de compétences de la filière.

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[1] Dont 2 Français : Bernard Laponche, polytechnicien et physicien nucléaire, ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique ainsi que Bertrand Thuillier, ingénieur et Docteur ès Sciences