Ce jeudi 27 mai, à l'occasion de la présentation de son bilan de l'année 2020, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) « [a] souligné la nécessité de renforcer la culture d'anticipation et de précaution chez l'ensemble des acteurs du nucléaire ». Devant les parlementaires de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (Opecst), Bernard Doroszczuk, le président de l'ASN, a expliqué que le secteur est au pied du mur : il ne peut plus reporter certaines décisions essentielles.
Éviter les décisions subies
L'alerte concerne d'abord le prolongement du parc nucléaire d'EDF. Bernard Doroszczuk rappelle qu'en février 2020, l'ASN a donné son accord de principe pour la poursuite du fonctionnement des réacteurs de 900 mégawatts (MW) au-delà de 40 ans. Les 32 réacteurs concernés doivent maintenant faire l'objet d'une évaluation par l'ASN et de travaux. Premier problème : l'ASN n'est pas certaine que le secteur puisse faire face à cette activité. Quatre visites décennales seront réalisées en 2021, avec une montée en charge conduisant à un pic d'activité en 2026. Les travaux de génie civil sont appelés à tripler et les travaux mécaniques à sextupler. Ces besoins apparaissent alors que les problèmes de soudure de l'EPR illustrent la perte de compétence de certains acteurs et que des grands groupes se retirent du secteur, alerte l'ASN.
L'alerte concerne aussi l'approvisionnement électrique à plus long terme. L'ASN explique que les analyses menées sur les cuves des réacteurs de 900 MW montrent une dégradation de leurs caractéristiques techniques. La gestion du combustible dans le cœur et certains traitements du métal permettent de limiter le problème, mais « ces sujets ne sont pas explorés en France ». Pour l'instant, l'ASN estime possible de les maintenir en service jusqu'au cinquantième anniversaire. Mais plusieurs cuves disposent « de très peu de marge », explique le président de l'ASN, ajoutant qu'au-delà de 50 ans il n'y a « aucune garantie ». Trois réacteurs semblent particulièrement problématiques, dont un des réacteurs du Tricastin (Drôme), selon la députée Émilie Cariou (Meuse, LaRem).
L'ASN craint donc que la sûreté des installations puisse passer au second plan par rapport aux enjeux d'approvisionnement. Il ne faudrait pas que des tensions sur le réseau électrique influencent des décisions de sûreté, a prévenu le président de l'ASN, qui craint que les pouvoirs publics choisissent de maintenir en activité des réacteurs dont la cuve serait trop dégradée. Pour ne pas se trouver face à de telles « décisions subies », il faut poser « dès à présent » la question d'un éventuel renouvellement du parc nucléaire, estime Bernard Doroszczuk qui demande à l'État d'aborder le sujet dans la prochaine programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).
Lancer les projets de gestion des déchets
Le temps des décisions concrètes concerne aussi la gestion des déchets nucléaires. L'ASN vient de rendre une série d'avis abordant chaque famille de déchets. Le constat est sans appel : le temps des études est fini, il est maintenant « urgent » de prendre des décisions concrètes. Cela concerne en particulier la gestion des métaux et gravas très faiblement radioactifs, les déchets à faible activité et vie longue (FA-VL) et les déchets de haute activité (HA) et de moyenne activité à vie longue (MA-VL) destinés à Cigéo. Bernard Doroszczuk a pris l'exemple des ferrailles radioactives : les capacités de stockage actuelles pourraient être portées de 650 000 m3 à 900 000 m3, alors que les besoins identifiés s'élèvent 2,3 millions de m3… Nous avons cinq ans pour choisir entre la création de nouvelles infrastructures de stockage ou le recyclage de certains métaux, prévient-il.
« Le prochain [plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR)] doit être celui des décisions concrètes », prévient le président de l'ASN. Le temps presse, puisque les décisions doivent être actées d'ici 2025, selon lui.
Le prochain plan devra aussi décider du maintien ou de la prolongation de la stratégie de retraitement des combustibles usés puisque les installations d'Orano à La Hague (Manche) arrivent en fin de vie. Si la France poursuit le retraitement, d'importants travaux devront être lancés pour remettre à niveau les installations ou en construire de nouvelles. L'abandon du retraitement imposera une révision de la stratégie de gestion des déchets les plus radioactifs. Sur ce sujet, le président de l'ASN a rappelé l'inertie du secteur en prenant l'exemple de la sursaturation annoncée des piscines de La Hague. Le problème, identifié dès 2010, devait être réglé par la création de nouvelles capacités avant 2030. Après dix ans de tergiversations, on sait déjà que la nouvelle piscine ne sera pas prête avant 2034.
Le PNGMDR devra aussi se pencher sérieusement sur l'uranium appauvri dont le statut de matière (et pas de déchets) paraît pour le moins discutable. Bernard Doroszczuk a notamment longuement exposé les doutes qui entourent les projets de valorisation de cet uranium.
Le nucléaire a su s'adapter à la Covid
De manière plus générale, le président de l'ASN a confirmé que la crise sanitaire « a profondément marqué » les activités nucléaires 2020, mais « la grande réactivité et la capacité d'adaptation » des acteurs a permis de maintenir un niveau de sûreté « satisfaisant ». L'ASN signale même des progrès chez EDF, notamment concernant le pilotage des réacteurs. À l'inverse, l'ASN note la poursuite de la dégradation de la radioprotection des travailleurs et la persistance de la découverte d'écarts de conformité sur des équipements clés pour la sûreté.
S'agissant de la crise Covid-19, l'un des principaux impacts signalés par Bernard Doroszczuk est la « situation tendue » liée à la reprogrammation des travaux et l'effet domino dû à certains reports de travaux de maintenance. La crise sanitaire a aussi poussé l'ASN à ouvrir une réflexion sur ses modalités d'exercice des contrôles et sur certains « enjeux stratégiques ». Parmi ces derniers figure l'acceptabilité des mesures contraignantes qui pourraient devoir être imposées en cas d'accident nucléaire. Sur ce point l'ASN s'appuiera sur le retour d'expérience de la gestion de la crise sanitaire par les pouvoirs publics.