LE navigateur italien vient de débarquer dans le nouveau monde. Les indigènes sont amicaux. " Quand, en cette fin d'après-midi du 2 décembre 1942, James Conant, chef du Comité de la recherche pour la défense nationale américain, entendit le physicien Arthur Compton prononcer cette phrase sybilline au téléphone, il comprit immédiatement : Enrico Fermi avait réussi à faire fonctionner avec succès sa " pile atomique ". L'humanité venait effectivement d'aborder de nouveaux rivages. Cette première réaction en chaîne contrôlée de fission nucléaire devait changer la physionomie énergétique et géopolitique du monde. Elle fut à l'origine des centrales modernes, mais aussi d'armes de destruction effroyables, frappant l'industrie nucléaire d'un " péché originel " dont elle souffre encore aujourd'hui.
Les membres de l'équipe de Fermi fêtèrent l'événement en se partageant une bouteille de chianti. Ils l'avaient bien mérité. Ce premier réacteur nucléaire de l'histoire, ils l'avaient construit de leurs mains. Quinze jours de travail continu assuré par deux équipes se relayant toutes les douze heures. Certes, l'installation n'avait rien à voir avec les centrales nucléaires, et si le physicien italien l'avait baptisée " pile ", ce n'était pas par analogie avec la pile électrique de Volta, mais, précisa-t-il plus tard, parce qu'il s'agissait bien d'un " tas " de quelques 7 mètres de hauteur. En fait, une cinquantaine de milliers de briques de graphite (385 tonnes au total), réparties en 57 couches truffées de 40 tonnes de petites sphères d'oxyde d'uranium et de 6 tonnes de lingots d'uranium métallique. " Tout était recouvert d'un nuage de poussière de carbone, et nous étions noirs comme des charbonniers ", raconte Leona Woods, la seule femme de l'équipe.
Sous les gradins d'un stade
La pile avait été édifiée dans une salle de squash située sous les gradins du stade de l'université de Chicago, avec, pour seule protection, une sorte de tente de caoutchouc. Une grève avait retardé la finition du bâtiment prévu pour l'abriter dans la forêt d'Argonne, à 25 kilomètres de la ville. Lors de la mise en route, trois membres de l'équipe, juchés sur un balcon dominant la pile, disposaient quand même d'une réserve de sels de cadmium susceptible de noyer l'ensemble et d'arrêter la réaction en chaîne en cas de problème. Un autre, une hache à la main, se tenait prêt à couper la corde retenant la barre d'arrêt d'urgence du réacteur. La guerre battait son plein, en Europe et en Asie. Il s'agissait de prendre les Allemands de vitesse, et les soucis de sûreté passaient au second plan. " Un jour sombre "
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