Déchets nucléaires : « Nous devons transmettre la connaissance sur 500 ans minimum » (Florence Poidevin, responsable Mémoire à l’Andra)

ENTRETIEN. Certains déchets nucléaires enfouis dans le centre de stockage Cigéo le resteront pendant plusieurs centaines de milliers d'années. Comment s'assurer que les générations futures ne perdront pas la conscience de ce lieu, alors même que nous ne partagerons peut-être plus le même langage ? Florence Poidevin, responsable du programme Mémoire de l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs, planche sur cette question essentielle de la transmission. Et ce, à des échelles de temps vertigineuses.
(Crédits : Reuters)

Les déchets générés par l'industrie nucléaire, qui seront radiotoxiques bien plus longtemps que la capacité de l'homme à prévoir l'évolution des sociétés, devraient finir scellés à 500 mètres sous terre. C'est le sens du projet de stockage Cigéo, dans la Meuse, piloté par l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Alors que les générations suivantes ne devront pas y intervenir, l'Andra cherche pourtant les moyens de perpétuer la mémoire de ce site sur plusieurs siècles. Le but : éviter toute intrusion par l'humain du futur, et transmettre les connaissances autour de ce lourd héritage. Florence Poidevin, responsable de ce programme, revient pour La Tribune sur ce travail à la croisée de l'histoire, de l'archéologie et de sciences plus « formelles ».

LA TRIBUNE -  Le centre de stockage, une fois scellé, devra fonctionner sans intervention extérieure. Pourquoi alors avoir créé un programme mémoire ?

Florence Poidevin - Comme son nom l'indique, ce programme cherche à préserver la mémoire. En effet, certains déchets nucléaires enfouis dans le centre de stockage Cigéo le resteront pendant plusieurs centaines de milliers d'années. L'idée, c'est donc de s'assurer que les générations futures ne perdront pas a minima la conscience de ce lieu, et si possible sa connaissance plus détaillée. L'Agence de sûreté nucléaire (ASN) nous demande de viser 500 ans au minimum, même si nous essaierons d'aller au-delà.

Il y a trois raisons à cela : éviter les intrusions à l'avenir, mais aussi permettre à nos descendants de disposer des informations nécessaires à leurs prises de décision. Enfin, nous souhaitons transmettre un héritage culturel et scientifique autour des découvertes majeures du 20e siècle que sont la radioactivité et la fission nucléaire.

Comment comptez-vous procéder ?

Ce travail se déploie à travers différents panels. D'abord, nous sommes tenus réglementairement de créer des archives, via un « dossier synthétique de mémoire » destiné au grand public et regroupant les informations principales concernant nos centres de stockage. Nous le distribuerons le plus largement possible, sur Internet mais aussi dans les mairies, par exemple. Un « dossier détaillé de mémoire », plus technique, sera également rédigé en direction des futurs exploitants de ces sites, afin qu'ils puissent le consulter si besoin dans les décennies et les siècles à venir.

Ensuite, cette transmission passe par des interactions sociétales et des actions de communication ancrées dans le présent. Des « groupes mémoires » ont ainsi vu le jour il y a plus de dix ans, constitués de volontaires riverains de nos centres. Ils ont notamment rédigé une bande-dessinée de science-fiction ou créé un escape game pour enquêter sur Cigéo dans 300 ans.

Pour ce qui est de l'envoi de messages aux générations futures, nous menons également un travail plus technique sur les matériaux, qui sont le premier support de l'information, afin d'assurer leur durabilité. Il y a aussi des recherches en sciences humaines et sociales sur le contenu de ces messages, pour qu'ils soient le plus intemporels possible. L'enjeu, c'est de trouver le bon degré de connaissances à transmettre pour que ce soit pertinent et compréhensible, quels que soient l'évolution des sociétés et du langage.

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Justement, quels messages envoyer aux générations futures ?

Puisque les langues évoluent au fil des siècles, on pourrait s'appuyer sur une pasigraphie, c'est-à-dire une écriture universelle. Ensuite, cette communication passera par des signaux d'alerte, comme des dessins de corps humains indiquant quelque chose, ou encore des croquis d'animaux. De manière générale, il s'agit de trouver des communs universaux. Et s'attarder sur les interprétations possibles de chaque symbole - on sait que la tête de mort, par exemple, est perçue différemment selon les civilisations. Il faut donc étudier le bon degré d'informations à transmettre, sans sombrer dans la tentation de simplifier le message. Si nous plaçons un simple avertissement sans en expliquer les raisons, quelqu'un pourrait être tenté de découvrir ce qui s'y cache, comme nous l'avons d'ailleurs fait pour les pyramides d'Egypte !

Par ailleurs, nous regardons du côté des civilisations sans écriture mais ayant assuré une transmission orale, comme les Aborigènes. Quoi de plus intemporel que les histoires, les mythes ayant traversé les millénaires ? Tout cela fait l'objet de programmes de recherche en collaboration avec plusieurs universités, comme le Centre de recherches sémiotiques de Limoges ou le Centre d'anthropologie culturelle à Paris.

Il faut néanmoins garder en tête que les humains du futur ne pourront pas accéder à Cigéo, à 500 mètres sous terre, sans technologie développée. S'ils sont capables de s'y introduire, cela signifie qu'ils disposent de connaissances scientifiques fondamentales, qui leur permettront également de comprendre de quoi il en retourne.

Quels supports comptez-vous utiliser ?

Plusieurs options sont explorées. Par exemple, nous pilotons une thèse sur le papier permanent, qui ressemble à n'importe quel papier mais dont les conditions de pH assurent une durabilité sur plusieurs siècles. Il y a aussi les disques de saphir, un matériau rare capable de résister aux attaques thermiques ou chimiques, et qui pourrait se conserver plusieurs milliers d'années. L'Andra a acquis trois de ces disques, mais nous sommes freinés par le coût, puisqu'il faut compter 25.000 euros pour chacun d'entre eux.

Andra disque de saphir

Crédits : Andra

L'Andra s'est également rapprochée d'un céramiste autrichien, Martin Kunze. Il est directeur du projet « Memory of Mankind », en Autriche, dont l'objectif est de constituer une image de l'humanité. A l'intérieur d'une grotte d'une ancienne mine de sel située dans la montagne, on y voit stockées des plaques en céramique, sur lesquelles chacun peut faire imprimer ce qu'il souhaite. Une plaque sur Cigéo y est entreposée, qui durera plusieurs centaines d'années au minimum.

Bildersammlung von Martin Kunze zum Projekt Memory of Mankind

Crédits : Martin Kunze pour le projet « Memory of Mankind »

Par contre, le numérique n'est pas viable à long terme. Nous pouvons néanmoins l'utiliser pour densifier l'information au maximum, à travers l'impression de QR Code permettant d'inscrire l'équivalent de 10.000 pages d'informations sur 10 pages seulement. Nous y attachons ensuite la recette afin de recréer l'algorithme pour accéder à ces informations, mais en s'affranchissant de tout environnement logiciel.

Pourquoi ne pas privilégier la piste de l'oubli, afin que personne ne soit tenté d'accéder au site de stockage ?

La Finlande s'est posé la question. Mais en France, cette idée a très vite été balayée. D'abord pour un fondement éthique : nous ne souhaitons pas décider à la place des générations futures ce qu'elles doivent retenir ou non de l'Histoire.

Mais la raison est aussi pratique. En effet, il y a déjà eu des tentatives par le passé de susciter des oublis volontaires. Peut-être qu'une partie d'entre elles a fonctionné, mais certaines ont échoué, comme chez les conquistadors en Amérique latine, ou pour quelques pans de l'histoire de l'URSS. Avec l'anthropocène, nous savons que les activités humaines laissent des traces sur les paysages de manière plus ou moins marquée. Or, si les générations futures subodorent qu'on a cherché à leur cacher quelques chose sans parvenir à en identifier les contours, cela ne fera qu'attiser leur curiosité.

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Commentaires 7
à écrit le 05/05/2023 à 16:24
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Cela confirme que la fuite en avant dans le nucléaire sous prétexte de "décarbonation" n'est pas la solution quasi miracle: le nucléaire aussi a ses dangers, et peut-être encore plus difficiles à contrecarrer que les effets du dérèglement climatique...

le 05/05/2023 à 17:48
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Cela confirme surtout que ces travaux sur la mémoire sont complétement inutiles. Scientifiquement, le stockage géologique est très bien étudié et fait l'objet d'un consensus international. Pour l'avenir, soit la civilisation reste avancée et n'oublie...

à écrit le 05/05/2023 à 15:23
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completement ingerable........Bravo au lobby nucleaire qui continue a nous enfoncer pour gagner quelques milliards....comme pour Pfizer et le vaccin......Bravo

le 06/05/2023 à 7:27
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Trop drole... celui la je l'imprime

le 06/05/2023 à 12:29
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Le lobby nucléaire c'est l'Etat, donc nous tous. Effectivement, l'Etat-actionnaire a abusé pendant plus de 10 ans d'EDF lorsqu'elle était largement bénéficiaire à hauteur de 1 à 2 milliards par an, en versant l'ensemble en dividendes, empêchant la pr...

à écrit le 05/05/2023 à 13:26
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Bonjour, ils me semblent importants de se souvenir que nous pourrons dans les 200 prochaine années, sortie ses déchets pour procéder à un recyclage si la science progresse sur le sujets... Maintenant, une bonne Chappe de béton, avec un dessin interd...

à écrit le 05/05/2023 à 9:22
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Je suis mort de rire, on s'inquiète de l'oubli avec le temps de ce stockage, mais l'espèce humaine aura disparu bien avant que ce stockage oublié présente un quelconque danger. L'espèce humaine se croit éternelle alors qu'elle est la plus fragile ca...

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