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L’indépendance énergétique de la France grâce au nucléaire : un tour de passe-passe statistique

DERRIÈRE LE CHIFFRE. Présentée comme un outil indispensable à l’indépendance énergétique, la filière nucléaire française importe l’intégralité de son uranium.

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Publié le 24 janvier 2022 à 17h22, modifié le 21 février 2022 à 10h31

Temps de Lecture 5 min.

Doter la France d’un parc nucléaire pour réduire sa dépendance aux importations de pétrole, après la crise pétrolière de 1973, tel était l’objectif du président Valéry Giscard d’Estaing quand il a lancé, en 1974, un programme qui allait aboutir à la construction de 45 centrales de production d’électricité d’origine nucléaire.

Les centrales nucléaires exploitées par EDF produisent alors de l’électricité grâce à la chaleur émise par la fission des atomes d’uranium ; une matière extraite, importée, enrichie puis transformée en combustible par plusieurs entreprises qui seront fusionnées plus tard sous le nom d’Areva. L’indépendance énergétique est élevée, même si elle n’est pas totale. La production française d’uranium naturel se porte au mieux, passant de 1 250 tonnes en 1970 à 2 634 tonnes en 1980.

L’extraction franco-française d’uranium s’arrête

A la fin des années 1990, le programme nucléaire ralentit : la France cesse de construire de nouvelles centrales. Dans la foulée, l’extraction franco-française d’uranium fléchit, avant de s’arrêter complètement. Depuis le début des années 2000, l’uranium utilisé pour les centrales nucléaires françaises est entièrement importé, même s’il est souvent ensuite enrichi en France, un détail qui a son importance.

Cinquante ans d'extraction française d'uranium
Ce graphique présente l'évolution de l'extraction française d'uranium de 50 tonnes en 1954 à sa fin en 2003, pour un total de 75 965 tonnes.
Source : Agence pour l'énergie nucléaire (AEN) de l'OCDE

Pourtant, dans son bilan annuel, le ministère de la transition écologique affirme que l’indépendance énergétique de la France s’élève à 55,3 % en 2020 et 53,4 % à l’été 2021, selon des données provisoires. Cela signifie que plus de la moitié de l’énergie consommée en France est produite sur le sol français. Mais alors comment arrive-t-on à ce taux, alors que le nucléaire représente 70 % de l’électricité produite, et que 100 % du combustible est importé ?

Une convention statistique ancienne

La réponse tient dans une « convention statistique » issue du manuel de statistiques coédité par l’Agence internationale de l’énergie et par Eurostat, qui recommande de « compter » en tant qu’énergie primaire la chaleur émise par le réacteur plutôt que le combustible utilisé pour le faire fonctionner. Cette convention est ancienne et remonte « à l’époque où l’uranium était produit en France », explique Bernard Laponche, physicien nucléaire et président de l’association Global Chance. « On a depuis cessé d’en produire et les mines françaises ont été fermées. » La convention statistique, elle, demeure.

D’ailleurs, dans le « Bilan énergétique de la France », le mot « uranium » ne revient que deux fois en 189 pages, dans des notes explicatives et sur la manière de produire de la chaleur dans une centrale. Dans ce bilan, « on a le détail sur le prix du charbon, sa provenance ou son pouvoir calorifique, alors qu’on en consomme très peu, déplore M. Laponche, mais on n’a rien sur l’uranium, qui sert pourtant à créer la chaleur avec laquelle on produit de l’électricité ». Comme cette chaleur est produite sur le sol hexagonal, l’uranium se trouve ainsi naturalisé français.

Sans cette convention statistique, la France ne pourrait atteindre que 10 à 12 % de taux d’indépendance énergétique, comme le concède d’ailleurs le ministère de la transition écologique dans son « Bilan énergétique » :

« Dans le cas de la France, qui a recours intégralement à des combustibles importés (utilisés directement ou après recyclage), le taux d’indépendance énergétique perdrait environ 40 points de pourcentage, pour s’établir autour de 12 % en 2019, si l’on considérait comme énergie primaire le combustible nucléaire plutôt que la chaleur issue de sa réaction. »

De l’uranium venu du Kazakhstan, du Niger, d’Ouzbékistan ou d’Australie

La mine d’Arlit au Niger, ici en 2005, exploitée par le groupe français Orano.

Actuellement, pour faire fonctionner ses 56 réacteurs nucléaires, répartis sur 18 centrales, EDF a besoin de 8 000 à 10 000 tonnes d’uranium naturel en moyenne chaque année. Puisqu’il n’y a plus d’extraction française du minerai, la politique de fourniture d’uranium d’EDF peut se résumer à « ne pas mettre tous les œufs dans le même panier », en cherchant à multiplier les sources d’approvisionnement.

138 230 tonnes importées en 16 ans
Ce graphique figure la quantité d'uranium naturel importé en France entre 2005 et 2020 ainsi que les pays exportateurs.
Source : Comité technique Euratom

Sur la période de seize ans qui s’étale entre 2005 et 2020, les 138 230 tonnes d’uranium naturel importées vers la France provenaient pour près des trois quarts de quatre pays :

  1. Kazakhstan : 27 748 tonnes (soit 20,1 %) ;
  2. Australie : 25 804 (18,7 %) ;
  3. Niger : 24 787 (17,9 %) ;
  4. Ouzbékistan : 22 197 (16,1 %).

Ces chiffres, obtenus auprès du comité technique Euratom (CTE), montrent néanmoins davantage l’activité d’Orano (ex-Areva resserrée sur les activités du cycle de l’uranium) en matière d’enrichissement d’uranium naturel que l’origine précise du combustible chargé dans les centrales françaises.

En effet, même si EDF se fournit essentiellement en combustible auprès d’Orano, l’entreprise peut également traiter avec les quelques autres entreprises qui enrichissent de l’uranium ; en Europe (Pays-Bas, Royaume-Uni, Allemagne) ou ailleurs dans le monde comme en Russie, au Japon ou aux Etats-Unis.

Une fois enrichi, l’uranium destiné à être utilisé dans les centrales change de nationalité en prenant celle du pays où il a été enrichi. Contactée par Le Monde, EDF n’a donné de détails sur l’origine précise du combustible chargé dans ses centrales, indiquant simplement que « les approvisionnements en uranium d’EDF sont assurés à long terme par des contrats diversifiés en termes d’origines et de fournisseurs, d’une durée pouvant atteindre vingt ans ».

La filière nucléaire défend la « sécurité des approvisionnements »

Du côté de l’industrie nucléaire française, le directeur général d’Orano, Philippe Knoche, explique dans un article des Annales des mines que la France « maîtrise son approvisionnement » en uranium, car la ressource « n’est pas concentrée dans une seule région du monde » et n’est ainsi pas « soumise à des aléas géopolitiques ». Orano produit actuellement de l’uranium au Kazakhstan (pour 45 %), au Canada (pour 30 %) et au Niger (pour 25 %).

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M. Knoche précise que « près de 44 % des ressources en uranium se situent dans les pays de l’OCDE », ce qui mettrait les importations à l’abri de chantage géopolitique. Il arrive pourtant que des contrats stratégiques soient remis en cause avec ces Etats, comme le montre le récent exemple des sous-marins français vendus – puis annulés – à l’Australie. Par ailleurs, parmi les autres fournisseurs majeurs de la France, le Kazakhstan, le Niger et l’Ouzbékistan ne sont pas des exemples de stabilité politique.

Selon le directeur d’Orano, les ressources connues d’uranium pourraient permettre de continuer à faire tourner des centrales jusqu’au « milieu du siècle prochain », voire pendant deux cent cinquante ans, « si l’on inclut les ressources estimées » au niveau d’utilisation actuel.

La série « Derrière le chiffre » des Décodeurs dissèque les statistiques apparaissant dans l’actualité. Retrouvez tous les articles dans notre rubrique dédiée.
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