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EntretienNucléaire

Chantal Jouanno : « Il n’y a pas de consensus sur le nucléaire »

Chantal Jouanno en septembre 2018.

Les décisions annoncées par le gouvernement sur l’avenir du nucléaire en France alors que le débat public est encore en cours interrogent sur l’utilité de ce dernier. Pour Chantal Jouanno, « les jeux ne sont pas faits ».

Ancienne présidente de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, secrétaire d’État chargée de l’Écologie et ministre des Sports de François Fillon ainsi que sénatrice de Paris, Chantal Jouanno dirige depuis 2018 la Commission nationale du débat public.



Reporterre — À quoi sert le débat public sur la construction d’EPR2 en France, alors que le gouvernement a présenté une loi sur l’accélération du nucléaire dont le Sénat débat dès le 17 janvier ?

Chantal Jouanno — Ce projet de loi accélère les procédures, mais n’emporte en rien la décision de construire ou pas de nouveau réacteurs. Le débat public, lui, met en débat l’opportunité de faire ou pas de nouveaux EPR.

Le gouvernement a lancé cette loi sans attendre la fin du débat, la commission du Sénat ne se pose pas la question de l’opportunité du nouveau nucléaire. N’y a-t-il pas un mépris de la procédure du débat public ?

Ça peut poser des questions, mais pour que demain on construise des nouveaux réacteurs nucléaires, il faudra modifier la loi de Programmation énergie climat pour permettre de dépasser le plafond de production d’énergie nucléaire tel qu’il est fixé aujourd’hui. Les jeux restent ouverts.

Il aurait certes été plus opportun d’attendre la fin du débat et le vote de la loi de Programmation énergie climat pour ensuite débattre des procédures les plus appropriées. Le calendrier n’est pas génial, mais si l’on s’en tient à la stricte interprétation juridique, la loi sur l’accélération du nucléaire ne dit rien de l’opportunité du projet, contrairement à ce qui a pu se faire par le passé. Par exemple, quand il y a eu en 2005 le débat public sur l’EPR de Flamanville, le gouvernement avait fait voter en même temps le principe même de la construction de l’EPR. Là, heureusement, ils n’ont pas fait ça…

Des militants portent des compositions florales mortuaires pour dénoncer le nucléaire, lors du débat public du 8 novembre 2022, à Paris. © Scandola Graziani / Reporterre

Mais les déclarations de M. Macron, l’attitude du gouvernement, celle des rapporteurs du Sénat font comme si tout était joué ?

Dans le jeu parlementaire, il y a l’Assemblée nationale. Au final, il faudra un accord entre les deux assemblées. Or, les jeux sont ouverts entre les deux assemblées. Le débat public n’a malheureusement pas plus de pouvoir que celui d’éclairer les décisions. De toute façon, si le débat concluait qu’il y a beaucoup d’hostilités ou de réserves qui se sont exprimées, et que le gouvernement et les parlementaires décidaient quand même d’aller de l’avant, ce serait leur droit.

Vous avez déjà organisé cinq réunions publiques dans le cadre du débat sur les projets d’EPR. Y a-t-il déjà des idées qui en émergent ?

Il y a un débat général sur l’opportunité de faire ou pas du nucléaire avec une évolution de l’opinion qui est un peu plus favorable. Mais au moment où on va lancer les chantiers, on ne sait pas quel sera l’état de l’opinion sur le principe même du nucléaire. Le deuxième élément qui ressort des débats, c’est une interrogation sur la faisabilité du projet : est-ce que l’EPR, ça marche ? Va-t-on être en capacité de faire, de financer les EPR2, aura-t-on les capacités industrielles et les compétences requises ? Des personnes disent aussi qu’on peut se passer du nucléaire avec du renouvelable.

« L’idée que le débat public puisse construire du consensus est une idée fausse »

Autre chose : dans les précédents débats, il y avait assez peu de participation, sans doute parce que les gens considéraient que tout était joué. Là, il y a beaucoup de participation et surtout on a des expressions très ouvertes, on a autour de la table des très pour et des très contre.

Une telle polarisation ne signifie-t-elle que le consensus n’est pas là pour l’engagement du nucléaire sur des décennies ?

Vous me demandez de me prononcer sur un choix en opportunité, ce n’est pas dans ma mission de le faire. Mais il n’y a aucun sujet sur lequel on a du consensus absolu. L’idée que le débat public puisse construire du consensus est une idée fausse. Un débat public va au contraire constater les dissensus, les points de conflit.

Dans une démocratie, il est normal qu’il y ait des points de vue divergents, il faut les reconnaître. Il n’y a pas de consensus sur le nucléaire, pas de consensus sur les EPR, et même s’il y a des opinions plus favorables en ce moment, ce peut être des évolutions conjoncturelles qui ne veulent rien dire de l’avenir.

Pensez-vous que de ce débat vont sortir des éléments qui permettront à l’Assemblée nationale de reposer des questions ?

Le but premier du débat public est d’enrichir le débat national et le débat politique. On met sur la table tous les sujets. Le débat public va montrer qu’il existe des problèmes sur la filière amont en termes d’enrichissement d’uranium, sur la filière aval, en termes de piscines de refroidissement des déchets radioactifs, sur le traitement à terme de l’ensemble des déchets radioactifs, pas seulement les plus radioactifs.

Par exemple, sur les déchets, on sait que sur Bure, on est déjà à 60 % de la capacité, fait-on un nouveau site d’enfouissement des déchets les plus radioactifs, ou pas ? On a la deuxième piscine nucléaire à la Hague, prévoit-on quelque chose d’autre ?

Le projet de nouvelle piscine de stockage de déchets nucléaires à La Hague soulève une forte opposition locale. © Guy Pichard/Reporterre

Il y a aussi le sujet majeur du financement : en raison de frais financiers plus lourds sur l’investissement nucléaire, les sources renouvelables sont beaucoup plus intéressantes que les EPR. Il y a aussi des arguments territoriaux : par exemple en Normandie, certains disent : « On a déjà le nucléaire, maintenant vous nous mettez les parcs éoliens en mer. Pourquoi le fardeau de la transition énergétique n’est-il pas mieux réparti sur le territoire ? »

Donc tous ces sujets vont être documentés, révélés, mis sur la table. On voudrait présenter les conclusions du débat devant le Sénat et devant l’Assemblée nationale, afin que les parlementaires puissent se saisir de tout ce qui a été dit parce qu’il y a des sujets lourds, qui vont demander des réponses très politiques.

En fait, le débat ne montrera-t-il pas que s’engager dans un programme de six EPR, c’est très compliqué ?

Le débat public, ce n’est pas pour résoudre les problèmes, mais pour poser les problèmes. On va mettre les problèmes sur la table et il va falloir y répondre, parce que le programme est immense. On parle de six EPR mais en réalité, si on regarde ce qu’a écrit la Cour des comptes, c’est potentiellement beaucoup plus. Donc le débat va révéler des difficultés qui sinon seraient peut-être passées sous silence.

Dans un autre domaine, un débat organisé par la Commission nationale de débat public sur les retraites aurait-il été utile ?

Bien sûr. La vocation première d’un débat public, c’est de faire en sorte que toute personne puisse s’exprimer. Ce n’est pas une convention citoyenne avec un tirage au sort, mais la possibilité donnée à toute personne de s’exprimer sur les grandes réformes de société.

« Tous les sujets pourraient faire l’objet d’un débat public »

Cela permet de mettre sur la table des situations individuelles, donc d’identifier les problèmes, d’identifier les gagnants et les perdants, de révéler toutes les difficultés auxquelles on n’aurait pas pensé, et de faire une réforme plus juste. Tous les sujets, surtout des grandes réformes de société, pourraient faire l’objet d’un débat public.

N’est-il pas dommage qu’on ne l’ait pas fait dans le cas de la réforme des retraites ?

C’est un choix fondamentalement politique. Il y a beaucoup d’instances de concertation et parfois on conçoit le débat public comme la concertation avec les parties prenantes. Or ce n’est pas ça. Les parties prenantes sont différentes organisations, qui apportent une information et une expertise indispensables. Mais cela ne permet pas d’entendre les voix des particuliers, avec les mots du particulier — derrière les mots beaucoup de choses se révèlent.

Dans notre pays, on adore tout rationaliser et on pense qu’il faut tout rationaliser. Mais la connaissance des émotions et la connaissance du vécu de chacun, c’est aussi une manière de rationaliser les problèmes.

Comment la démocratie se porte-t-elle en France ?

De manière ambivalente. La démocratie, par la voie politique, est aujourd’hui extrêmement questionnée, en France comme en Europe. Mais il y a une vitalité citoyenne énorme, qui s’exprime par des mouvements plus ou moins spontanés de revendications, ou par les associations ou dans les débats publics.

En cinq ans, la CNDP a traité plus de sollicitations que dans les vingt ans précédents. On gagnerait politiquement à être extrêmement ouverts à toutes ces initiatives spontanées, à ne pas les rejeter en se disant que c’est une contestation des procédures et des institutions en place. Non, c’est peut-être une autre voie pour s’exprimer et au fond, il faut peut-être les financer, les accompagner, parce que, cette citoyenneté du quotidien est une forme de politique.

Vous allez quitter la présidence de la CNDP. Quel est son avenir ?

L’institution devrait grossir, c’est-à-dire qu’on devrait reconnaître la place de la démocratie participative, et qu’on lui ouvre de nouveaux champs hors de l’environnement. Je suis arrivée dans une institution qui se pensait comme une organisatrice de débat public. En fait, elle est devenue la garante d’un droit du public. Est-ce qu’on la marie avec le Défenseur des droits ? Est-ce qu’on en fait une super institution de la participation du public ? Plein de voies qui s’ouvrent.

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