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EnquêteNucléaire

L’accès à l’eau, un enjeu crucial pour le nucléaire

La centrale nucléaire de Golfech au bord de la Garonne, lors de la canicule de 2003.

Pour fonctionner, l’industrie nucléaire a besoin d’eau froide. Dès son origine, elle s’est assuré l’accès à de grands volumes de cette ressource, mais la multiplication des évènements climatiques extrêmes révèle la fragilité de la filière par rapport au débit des cours d’eau et aux limites réglementaires de température.

C’est un fait un peu oublié : l’eau est indissociable de l’industrie nucléaire. Tout réacteur thermique a besoin d’un apport continuel en eau froide pour produire la vapeur qui fait tourner la turbine de la centrale, produisant ainsi l’électricité [1]. C’est pour cette raison que les centrales nucléaires sont très majoritairement situées en bord de mer ou de fleuve au débit important. Toutes les centrales relâchent, dans le processus de refroidissement, une part importante de l’énergie produite sous forme de chaleur, soit dans l’eau vers l’aval des fleuves ou en mer, soit dans l’air (voir l’appui).

L’enjeu ici n’est pas la sûreté des installations, mais la possibilité même de produire de l’électricité. En amont du circuit de refroidissement, un débit trop faible ou une température trop élevée ne permettent pas de refroidir suffisamment le circuit secondaire. En aval, quand l’eau de refroidissement est rejetée, la réglementation environnementale impose aussi un débit et une température donnés pour maintenir des conditions vivables pour la faune et la flore aquatiques, mais aussi, plus prosaïquement, pour maintenir le « bon état écologique » en diluant suffisamment les rejets de toute sorte.

Millions de mètres cubes d’eau prélevée et consommée en France selon les secteurs. Rapport de 2018 du CCR

Pour assurer ses apports en eau froide, l’industrie nucléaire française s’est, depuis sa naissance, liée à la construction de barrages. Cela tombait bien, EDF faisait les deux. « La France a suivi la même stratégie que l’ex-URSS, celle de combiner les modes de production d’énergie électrique », dit Siegfried Evens, doctorant suédois travaillant au sein de l’équipe de recherche Nuclear Waters. Dans son pays « se sont développées des “atomic fisheries”, des zones de pêche dans les eaux plus chaudes, en aval des centrales ».

Le partage des eaux du Rhône

Si aujourd’hui le mouvement antinucléaire s’alarme fréquemment au sujet de la sûreté des installations, la question de l’échauffement des cours d’eau en aval des centrales françaises et celle de la construction de barrages pour assurer à la filière un débit suffisant ont été au cœur des luttes d’opposition à l’atome dans les années 1970.

De 1976 à 1980, en parallèle de la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac, des paysans de la région de Langogne (Lozère) se sont mobilisés contre une retenue de 190 millions de mètres cubes à Naussac. À proximité de l’Allier, affluent de la Loire, ce barrage était, en plus des centrales en construction, destiné à alimenter en eau les céréaliers des plaines de la Limagne et diminuer la pollution des eaux de Clermont-Ferrand. Prévu « sur 1 300 ha des plus riches terres agricoles […], [il] anéantit sept villages et garantit l’exode de quarante exploitations agricoles », précisait le comité de défense de Naussac dans un article de 1976. Cette lutte, « à mi-chemin entre le Larzac et Malville », rassembla jusqu’à de 30 000 personnes le 31 juillet 1977.

Affiche des années 1970 « Pour la Lozère, sauvons Naussac ». Bibliothèque municipale de Lyon/Domaine public

Le barrage de Villerest, près de Roanne (Loire), fut également contesté par les comités antinucléaires. Finalement construits malgré ces oppositions, ces deux réservoirs garantissent aujourd’hui le « soutien au débit d’étiage » en aval de la Loire et de ses nombreuses centrales. « Pas uniquement pour le nucléaire, dit à Reporterre Emmanuel Lehmann, chef du service barrages au sein de l’établissement public Loire, mais pour l’ensemble des usages : agricoles, industrie, soutien aux milieux. » Cet établissement public territorial de bassin (EPTB) ouvre ou ferme les vannes « en fonction des débits-cibles définis par l’État ». À Gien, en aval du site nucléaire de Dampierre-en-Burly, il est fixé à 60 m3/seconde. Tout l’enjeu est de faire des lâchers suffisants sans vider complètement les réservoirs. « En priorité, on utilise la réserve de Villerest et ses 130 millions de mètres cubes et quand cela devient insuffisant, on utilise Naussac. » En matière de remplissage, « on a peu de doute sur Villerest, mais c’est plus incertain pour Naussac, qu’on n’a pas pu remplir cette année, par exemple », dit Emmanuel Lehmann.

Sur le Rhône, la situation est plus complexe. EDF a dû composer avec la Compagnie nationale du Rhône (CNR), qui doit, en plus de la production électrique, assurer la navigation du Rhône, le soutien à l’irrigation et prévenir les crues. Différentes visions du fleuve s’affrontaient alors, comme le relève Sara B. Pritchard, chercheuse à Harvard, dans son ouvrage Confluence. C’est finalement la priorité au nucléaire qui a été choisie en 1974. Dès lors, « les besoins en eau ont été être orientés vers ceux d’EDF », dit Michaël Mangeon, historien du nucléaire. Et l’on a misé sur les caractéristiques du Rhône pour construire plusieurs centrales à circuit ouvert (voir l’appui), technique qui a besoin de beaucoup d’eau disponible en bord du fleuve.

Ce sont précisément les réacteurs en circuit ouvert du Tricastin, de Saint-Alban et deux des quatre réacteurs du Bugey qui doivent être arrêtés en été, faute de débit suffisant du fleuve. Dans le Sud-Ouest, à Golfech (Tarn-et-Garonne), pendant la grande canicule de 2003, les autorités ont dû accorder cette année-là une dérogation pour ne pas arrêter la centrale et lui permettre de rejeter l’eau de refroidissement vers l’aval malgré la température excessive de l’eau de la Garonne.

Le nucléaire est vulnérable au changement climatique

Avec le changement climatique, ces épisodes risquent bien de devenir de plus en plus fréquents : une rivière avec un débit plus faible se réchauffera d’autant plus vite. Les seuils réglementaires de température en aval seront de ce fait atteints plus facilement. D’où la création par Callendar, une entreprise spécialisée dans l’évaluation des risques climatiques, d’un outil d’anticipation des risques avec une carte interactive précisant notamment les réglementations pour chaque site nucléaire. Selon ses projections pour 2021, il suffirait d’un court épisode de canicule en fin d’été pour rendre indisponible jusqu’à GW de puissance nucléaire, soit 8 % du parc.

Chez RTE, qui gère le réseau électrique, on se veut rassurant sur les conséquences en matière de sécurité d’approvisionnement, au moins pour 2021. Tant qu’elles interviennent au cœur de l’été, quand la consommation est faible à l’échelle nationale, la baisse de production nucléaire n’a d’effet que sur le marché de l’électricité, pas vraiment sur le réseau. Mais des canicules plus précoces ou tardives pourraient poser plus de problèmes.

EDF, de son côté, a créé depuis 2008 un plan « grands chauds » pour permettre aux installations de mieux encaisser les pics de canicule ou de sécheresse : climatisation renforcée des locaux, usage de matériaux plus résistants aux fortes chaleurs et une optimisation des systèmes d’aéroréfrigérant. Mais ces mesures n’empêchent pas que l’eau se réchauffe et se raréfie en période sèche. Dans un article récent, la revue Nature Energy a évalué entre 0,8 et 1,4 % la perte annuelle mondiale sur la production nucléaire d’ici quarante ans, et de 1,4 à 2,4 % au niveau mondial à la fin du siècle, du fait du changement climatique. Mais ces dernières années, l’essentiel des indisponibilités nucléaires en Europe ont eu lieu en vallée du Rhône, à cause des centrales en circuit ouvert, qui ont besoin de prélever beaucoup. Autant dire que la filière a intérêt à bien s’hydrater.


Circuit ouvert/fermé, prélèvement/consommation : les mots de l’eau du nucléaire

Le refroidissement d’une centrale est produit par un apport continuel d’eau froide pour liquéfier la vapeur d’eau issue de la turbine et lui permettre de produire sans arrêt de l’électricité. L’eau ne refroidit pas directement le cœur nucléaire. On distingue ensuite deux grands types de centrales. Les centrales à circuit ouvert, souvent situées en bord de mer, ont besoin d’un volume d’eau important, mais relâchent la quasi-totalité des volumes utilisés. Les centrales en circuit fermé, quant à elles, disposent de tours aéroréfrigérantes qui permettent de disperser la chaleur produite dans l’atmosphère sous forme de vapeur d’eau. Selon le type de centrale, la consommation d’eau va être différente.

Alain Vicaud (ex-EDF), estime dans le journal de la Société française d’énergie nucléaire (Sfen) [2] qu’il faut 150 à 180 litres pour produire un mégawattheure d’électricité dans une centrale en circuit ouvert. Mais cette eau va être relâchée ensuite en aval, seul 0,3 litre va s’évaporer dans le processus. Pour produire la même énergie, une centrale en circuit fermé, avec des tours aéroréfrigérantes, va avoir besoin de bien moins d’eau en amont, 6 à 8 litres, mais 40 % de cette eau sera évaporée (entre 2,4 et 3,2 litres).

Sur 56 réacteurs en activité, la France compte 30 réacteurs en circuit fermé, 26 en circuit ouvert, dont 14 en bord de mer et 12 sur des fleuves. Au total, le nucléaire représente la moitié des prélèvements (puis relâchement) d’eau de surface du pays, selon les données du ministère de la Transition écologique.

Les consommations ne sont pas pour autant négligeables. L’énergie (à 94 % le nucléaire) représente 22 % de la consommation annuelle globale d’eau de surface, soit le troisième poste derrière les consommations domestiques (24 %) et l’irrigation (48 %).

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