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ReportageMonde

Dix ans après, la vie impossible des habitants de Fukushima

Une décennie après le séisme de magnitude 9 qui a causé le tsunami et l’accident nucléaire de Fukushima, Reporterre est parti à la rencontre de ceux qui sont revenus habiter dans la zone sinistrée des vingt kilomètres autour de la centrale. Dans la région du Tohoku où a eu lieu la catastrophe, la contamination radioactive est toujours forte et plusieurs villes demeurent inhabitables.

  • Minamisoma (Japon), reportage

À travers le pare-brise de la voiture, la nationale 6 révèle un paysage alternant entre terres agricoles et bâtiments en ruine. Cette route de plus de 350 km qui relie Tokyo à Sendai traverse les zones les plus sinistrées de la catastrophe nucléaire, survenue le 11 mars 2011 à la centrale de Fukushima-Daiichi. La région a pris l’allure d’un gigantesque chantier à ciel ouvert. « Attention, zone de radiation à forte dose. Veuillez passer le plus vite possible », avertit un panneau. Dans la zone d’évacuation de vingt kilomètres autour de la centrale, les autorités mènent d’importants travaux de décontamination depuis 2013 pour permettre aux habitants de revenir s’installer en sécurité. Mais dix ans après, la vie locale est davantage rythmée par les allers-retours incessants des milliers d’ouvriers de la centrale Fukushima-Daiichi que par le retour des 160.000 évacués de la zone.

© Caroline Gardin / Reporterre

À treize kilomètres au sud de la centrale accidentée, la petite ville de Tomioka en est l’exemple parfait. Malgré la levée de l’ordre d’évacuation en avril 2017, seulement 10 % des habitants sont aujourd’hui revenus. Comme Hiromichi Igari et sa femme, la plupart sont des personnes âgées, pour qui l’attachement à la terre de leurs ancêtres est plus fort. « Je ne voulais pas perdre face à ce problème créé par Tepco (l’opérateur de la centrale)  », lance avec amertume M. Igari. À 78 ans, cet habitant de Tomioka — septième génération d’une famille d’agriculteurs — a repris la culture de rizières en 2016, après six ans d’évacuation passés loin de chez lui. Aux alentours, plus rien… ni personne. Les voisins sont partis, abandonnant leurs biens et leurs champs dans cette région agricole.

« Attention, zone de radiation à forte dose. Veuillez passez le plus vite possible », avertit un panneau au bord de la route nationale 6. © Caroline Gardin / Reporterre

« Il y avait au moins quarante-cinq maisons ici, mais aujourd’hui il n’en reste que six », affirme l’agriculteur, qui s’inquiète plutôt pour la transmission de son savoir-faire. Sur les 15.258 hectares de terres agricoles cultivées avant la catastrophe dans l’ensemble de cette « zone de décontamination spécifique » (SDA), seulement un tiers était de nouveau cultivé l’année dernière. « Si j’ai recommencé l’agriculture à mon âge, c’est pour préserver cet héritage et le transmettre aux jeunes, assure le paysan. Mais, pour l’instant, il n’y a presque personne de la nouvelle génération pour nous succéder. »

« Je voulais redonner de la vie à ma région »

Cette nouvelle génération, composée de familles avec enfants et de jeunes actifs, s’inquiète toujours d’habiter dans une zone sinistrée où le niveau de radioactivité reste encore élevé à certains endroits, et où nombre d’infrastructures manquent. Cependant, Tomohito Kusano, 25 ans, a décidé de revenir dans sa ville natale de Tomioka pour y ouvrir un salon de coiffure destiné aux hommes. En face d’une station essence, son commerce nommé « Cercle of revival » est le symbole d’une renaissance locale. « Je voulais redonner de la vie à ma région. Les gens d’ici étaient obligés de faire une heure de route pour se faire couper les cheveux, je me suis dit que je pouvais leur être utile », raconte le coiffeur. Parmi ses clients, 80 % sont des ouvriers de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi.

Tomohito Kusano est revenu à Tomioka, sa ville natale, pour y ouvrir un salon de coiffure pour hommes. © Caroline Gardin / Reporterre

Depuis le tsunami qui endommagea les réacteurs 1 à 4 de la centrale, ils sont plus de cinq mille à y travailler quotidiennement. Leur tâche : extraire d’ici 2051 près de neuf cents tonnes de combustible fondu avec d’autres débris devenus très radioactifs. Un gigantesque chantier dont Tomohito Kusano entend parler presque tous les jours : « Les ouvriers d’ici nous confirment les informations qu’on entend dans les médias, dit-il. Par exemple, un employé de la centrale chargé de mesurer le taux de radioactivité dans les villes d’Okuma et de Futaba m’a dit qu’il était vraiment impossible de retourner y vivre. Pour l’instant, c’est trop dangereux, surtout pour les enfants et les personnes fragiles. »

Ces deux communes situées à quelques kilomètres au nord de Tomioka sont toujours considérées comme des zones interdites. L’ordre d’évacuation permet aux habitants de Futaba et Okuma d’y circuler librement depuis mars 2020, mais personne n’est autorisé à y habiter en raison des niveaux de radiation élevés, toujours au-dessus des normes. Dans la commune de Futaba, le paysage est comme figé. Une horloge, sur ce qu’il reste de la façade d’une caserne de pompier, s’est arrêtée il y a dix ans à 14 h 46, à l’heure où le puissant séisme de magnitude 9 secoua la côte nord-est de la région du Tohoku.

« Il n’y a plus d’âmes »

Dans les rues désertes, seul le bruit des engins de démolition brise le silence de la ville abandonnée. Au croisement d’une rue, une voiture se gare à l’entrée d’un temple bouddhiste à moitié en ruine. M. Fuji, moine et responsable de l’édifice religieux, y revient une fois par mois pour nettoyer l’édifice. « Pendant ces dix dernières années, je pensais qu’on allait nous autoriser à revenir habiter ici, et puis finalement les choses ne changent pas », dit l’homme, le regard dans le vide. À chacune de ses visites, M. Fuji regrette de voir sa ville un peu plus vide : « Il n’y a pas d’infrastructures, pas d’électricité… Il n’y a plus d’âmes. »

Dans les rues de Futaba, le gouvernement continue de mener des travaux de décontamination pour permettre aux habitants de revenir s’y installer un jour. © Caroline Gardin / Reporterre

Le gouvernement est pourtant décidé à faire revenir les habitants de Futaba coûte que coûte. Un ambitieux plan d’urbanisme a été lancé par les autorités pour revitaliser cette ancienne « no-go zone ». La gare Japan Railways East (JR East) rouverte en mars de l’année dernière, en est le symbole. Aux alentours, les chantiers pour faire de Futaba une « zone de vie » en 2022 ont déjà été lancés. « Le gouvernement essaye d’organiser le retour des habitants alors que le travail de décontamination n’est même pas encore fini », s’indigne Yukio Shirahige. Ancien ouvrier de Fukushima-Daiichi, il a nettoyé pendant trente ans les déchets radioactifs à l’intérieur de la centrale. Depuis la catastrophe nucléaire, l’homme a perdu toute confiance en Tepco et dans les autorités : « Je suis vraiment en colère contre le gouvernement et totalement opposé à leur politique de réouverture des centrales nucléaires. » À 67 ans, M. Shirahige continue de travailler dans la région en semaine et rentre le week-end voir sa famille qui a déménagé près de Tokyo depuis l’accident.

Au nord-ouest de la centrale, le travail de décontamination se poursuit, car il reste des « hotspots » [1] — points chauds créés par la concentration de particules radioactives — même dans les zones désormais habitables. Pendant six ans, les autorités ont retiré cinq centimètres de la couche superficielle du sol des champs cultivés et des jardins des habitants. Une stratégie de décontamination à vingt-quatre milliards d’euros qui a aussi généré vingt millions de mètres cubes de déchets radioactifs. Le long de la nationale 6, impossible de ne pas remarquer les gros sacs noirs entassés à perte de vue.

La stratégie de décontamination du gouvernement s’est montrée efficace, mais a généré 20 millions de mètres cubes de déchets radioactifs. © Caroline Gardin / Reporterre

Malgré les efforts considérables des autorités pour reconstruire la région, de nombreuses questions restent en suspens : qu’en est-il des montagnes et des forêts, qui n’ont pas pu être décontaminées pour des raisons financières et techniques ? L’année dernière, M. Shirahige, ancien ouvrier, a pêché un poisson à 10.000 becquerels dans une rivière proche de la ville de Namie, à une trentaine de kilomètres de la centrale. « Un professeur de l’Université de Tokyo m’a contacté pour faire des analyses sur ce poisson, raconte l’homme. Il y a encore des particules radioactives dans ces zones et la cueillette de baies et autres champignons sauvages est toujours interdite. » Un cas rare puisqu’il serait le seul poisson d’eau douce à avoir été mesuré au-delà de la limite des 100 Bq/kg, quand aucun cas de ce type n’aurait été observé pour les espèces marines.

« Toutes les prises ont été contrôlées, bien plus que les poissons venus d’autres régions »

Toutes les restrictions sur la pêche et la vente de poissons à proximité des côtes de la région de Fukushima ont d’ailleurs été levées neuf ans après la catastrophe nucléaire. Sur l’étalage de Shigeichi Yachi, poissonnier dans la ville de Minamisoma, à vingt kilomètres de la centrale, on peut trouver de la lotte, du cardeau ou encore du maquereau. Des poissons tous pêchés dans le rayon des vingt à trente kilomètres autour de Fukushima-Daiichi. « Toutes les prises ont été contrôlées, bien plus que des poissons venus d’autres régions du Japon, c’est très sécurisé », assure M. Yachi. Durement touchée par les répercussions de l’accident nucléaire, la pêche de Fukushima souffre encore aujourd’hui d’un problème d’image. « Il y a eu beaucoup de rumeurs… Les gens des grandes villes ne veulent peut-être pas acheter notre poisson, mais moi, je ne suis pas de cet avis. »

À Minamisoma, le poissonnier Shigeichi Yachi prépare des sashimi. Le secteur de la pêche, à l’arrêt pendant neuf ans, a été durement touché par la catastrophe nucléaire. © Caroline Gardin / Reporterre

Dans la confortable petite maison, qu’il a pu rénover grâce aux indemnisations de l’État, M. Yachi et sa femme ont retrouvé une vie paisible, rythmée par les sourires de leur clientèle. « Je voulais à tout prix revenir ici, c’est chez moi. Cette maison est à ma famille, elle est là depuis trois générations », raconte l’homme. Dans sa camionnette réfrigérée, il rend visite à ses clients les plus fidèles : un moyen de garder un lien de proximité avec des personnes âgées, souvent isolées. « Ma façon de penser a complètement changé depuis la catastrophe nucléaire. Avant, je pensais que j’étais le pilier de la maison, mais en fait ce pilier était toujours soutenu par les autres. Depuis, j’essaye de positiver un maximum. »

Si le taux de radioactivité ne lui fait pas peur, un sujet sensible continue d’énerver M. Yachi. « Je suis absolument contre le rejet de l’eau qui contient du tritium dans l’océan », dit-il. À Fukushima-Daiichi, de l’eau douce est en permanence injectée pour maintenir la température des réacteurs qui ont fondu lors de la catastrophe nucléaire, eau qui, du coup, se contamine. Dix ans plus tard, le Japon tente de trouver une solution pour se débarrasser des quelque 1,24 million de tonnes d’eau contaminées par du tritium (une forme faiblement radioactive de l’hydrogène) conservées dans des réservoirs sur place. « Cette eau ne va évidemment pas rester dans le périmètre de la centrale, elle va se mélanger avec d’autres eaux du Japon et même du monde entier », s’inquiète M. Yachi. Une problématique centrale, dix ans après la catastrophe nucléaire, que le pays devra régler au plus tôt avant l’automne 2022, date à laquelle l’espace de stockage de Fukushima-Daiichi se retrouvera entièrement saturé d’eau contaminée.


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