Institutrice dans un collège public de Tokyo, Shiho Nahara, 25 ans, est originaire de Hiroshima. Il y a quatre ans, elle était rentrée dans sa ville natale, dévastée le 6 août 1945 par l’explosion d’une bombe atomique qui fit 75 000 morts sur le coup (et 70 000 par la suite). Sa grand-mère Kiyomi avait 11 ans à l’époque et avait été frappée par les irradiations de la bombe atomique américaine en allant chercher dans la ville ses deux sœurs le 7 août, le lendemain du bombardement.

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Âgée de 86 ans aujourd’hui, Kiyomi est une « hibakusha » (« ceux qui ont subi l’explosion » en japonais) et l’un des 37 passeurs de mémoire qui racontent ce qu’ils ont vécu cet été-là aux visiteurs du Musée du Mémorial pour la Paix de Hiroshima. Mais en écoutant sa grand-mère il y a quatre ans, Shiho Nahara avait été troublée : « Parfois je ne comprenais même pas ce qu’elle disait, raconte-t-elle. Sa mémoire lui faisait défaut et elle devait vérifier ses notes… ».

La jeune femme venait de comprendre que les hibakushas ne seraient pas là éternellement. C’est à cette époque qu’elle a décidé de prendre le relais de sa grand-mère afin que « sa mémoire ne soit pas perdue », explique-t-elle d’une voix très déterminée.

Nahara est devenue « passeuse de mémoire »

Soixante-quinze après la fin de la guerre, toutes les associations et collectifs de Hiroshima et Nagasaki (74 000 morts le 9 août 1945) qui militent contre les armes nucléaires font face à un défi existentiel : comment transmettre la mémoire et le respect du passé alors que le souvenir collectif de la guerre s’érode au fil des ans. Selon un sondage réalisé par la télévision nationale NHK en 2015, seuls 30 % des Japonais connaissent la date de l’explosion à Hiroshima et seulement 26 % pour celle de Nagasaki.

Les nouvelles générations ont de moins en moins l’occasion de côtoyer des survivants. S’il reste encore 137 000 rescapés de Hiroshima et de Nagasaki, la moyenne d’âge tourne autour des 83 ans. « Les canaux d’information par lesquels ils apprennent les événements des années 1930 et 1940 se limitent à quelques cours d’histoire durant les trois ans de lycée et quelques émissions de télévision, soupire Mimei Hayano, 37 ans et enseignant d’histoire dans un lycée tokyoïte. Ils ont des connaissances de base mais pas plus. »

La progression des thèses nationalistes

Confronté à cette tendance, Mitsuhiro Hayashida, petit fils d’un hibakusha et qui milite pour l’abolition des armes nucléaires par une pétition internationale, tire la sonnette d’alarme. « Au Japon, on parle certes des bombes atomiques à l’école mais ils n’apprennent pas leurs origines et leurs conséquences, explique-t-il. Comment aborder les deux bombes atomiques sans parler des conflits antérieurs ? Si on n’aborde pas ces thématiques, c’est comme si on parlait simplement d’une catastrophe naturelle ! »

L’ignorance favorise également le négationnisme qui gagne du terrain dans le pays depuis 1990. Selon les tenants de cette idéologie, la Guerre du Pacifique menée par le Japon à partir de 1941 n’était pas une guerre d’invasion mais une volonté de libérer les peuples asiatiques du colonialisme occidental. Les dossiers sensibles tels que le massacre de Nankin (entre 20 000 et 300 000 morts) et les femmes de réconfort, femmes asiatiques qui ont été contraintes de se prostituer au service des soldats japonais sur les fronts asiatiques, seraient des inventions de Séoul et de Pékin.

« Les gens de la génération ayant vécu la guerre ne sont plus là, et la peur du déclassement liée à la stagnation économique du Japon renforce les sentiments nationalistes, analyse Koichi Nakano, professeur à l’université jésuite Sophia à Tokyo. De plus, les politiques véhiculant ces idées comme le premier ministre Shinzo Abe sont au pouvoir depuis des années. Cela légitime leur idéologie ». Conséquence : certains Japonais d’extrême droite n’hésitent plus à harceler les institutions, les écoles ou les musées qu’ils jugent « anti-japonais » ou pas assez nationalistes.

Même la mémoire du cataclysme nucléaire n’est plus sacralisée. En 2013, après une réclamation d’un militant d’extrême droite, la mairie de Matsue (ouest du Japon) a retiré des bibliothèques des écoles de la ville le manga “Gens de Hiroshima” qui retrace le parcours d’un jeune garçon survivant à la bombe de Hiroshima. Cette œuvre dessinée par un hibakusha incarne les valeurs du pacifisme japonais d’après guerre, ce qui n’a pas été du goût des négationnistes. Cette année, la mairie de Sasebo (sud du Japon) a refusé une exposition de photos sur Nagasaki, pour ne pas prendre parti dans les débats historiques.

« Il faut continuer à parler. Sinon la tragédie se répétera un jour. »

Les hibakushas eux-mêmes ont été victimes de comportements irrespectueux à leur égard. En 2014, des collégiens en voyage scolaire à Nagasaki ont insulté un hibakusha en lui lançant « tu aurais dû crever en 1945 ! ». Quatre ans plus tard, lors d’un match de baseball à Hiroshima, un groupe d’hommes a provoqué une polémique en hurlant : « Prenez encore une fois la bombe atomique ! »

Face au négationnisme, Shiho Nahara est décidée à prendre la relève de sa grand-mère. Avant d’obtenir le droit d’être une passeuse de mémoire au musée du Mémorial de la paix, elle a dû se former durant trois ans dans le cadre d’un programme en alternance proposé par la mairie d’Hiroshima à tous les volontaires. Dorénavant, à chaque vacance estivale, la jeune femme donne de son temps pour sensibiliser les visiteurs à la catastrophe.

« Dans ce monde, nous sommes les seuls à savoir exactement quelles sont les conséquences réelles d’une explosion nucléaire sur la vie des gens, rappelle-t-elle. Nos voix sont petites, mais il faut continuer à parler. Sinon la tragédie se répétera un jour. »

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Chronologie : de Pearl Harbor à la capitulation du Japon

1941

7 décembre : les Japonais attaquent Pearl Harbor dans l’archipel de Hawaï

8 décembre : les États-Unis entrent en guerre contre le Japon et ses alliés de l’Axe (Allemagne et Italie).

1942

18 avril : raid surprise des bombardiers américains sur les villes japonaises de Tokyo, Osaka, Yokohama.

4 au 6 juin : bataille de Midway. Lourde défaite des Japonais qui perdent quatre porte-avions.

1944

Juin à juillet : victoire américaine à Saïpan (archipel des îles Mariannes du Nord).

1945

19 février : débarquement américain sur l’île japonaise d’Iwo-jima.

1er avril : débarquement américain sur l’archipel d’Okinawa.

7 mai : reddition de l’Allemagne sur le front européen.

6 août : première bombe atomique sur Hiroshima (140 000 morts)

9 août : deuxième bombe atomique sur Nagasaki (74 000 morts).

15 août : le Japon capitule.