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EnquêteDéchets nucléaires

De Tarnac à Bure, l’« association de malfaiteurs » sert à réprimer les luttes

Le procès de l’« affaire » Tarnac se termine ce vendredi. Quatre des huit prévenus comparaissent pour association de malfaiteurs. Censée viser la criminalité organisée, cette qualification sert de plus en plus souvent à réprimer les luttes sociales ou écologistes, comme à Bure.

Quel point commun entre l’« affaire » Tarnac, les manifestations contre la loi Travail à Rennes et la bataille anti-Cigéo à Bure ? Toutes ces luttes sociales ou écologistes ont donné lieu à une qualification d’association de malfaiteurs. « Historiquement, cette infraction est liée à la criminalité organisée et au grand banditisme, observe Me Anis Harabi, avocat à Paris. Mais elle est de plus en plus utilisée contre le mouvement social. »

Définie par l’article 450-1 du Code pénal, elle désigne un « groupement formé ou entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un ou plusieurs crimes ou d’un ou plusieurs délits punis d’au moins cinq ans d’emprisonnement. » Et jusqu’à dix ans de prison et 150.000 euros d’amende.

Une infraction étroitement liée à l’histoire contre-insurrectionnelle. L’association de malfaiteurs fait en effet sa première apparition dans le Code napoléonien de 1810, avant d’être reprise et précisée en 1893 dans les « lois scélérates ». Cette série de textes législatifs cherche alors à réprimer le mouvement anarchiste, responsable de nombreux attentats au début de la Troisième République.

La loi du 18 décembre 1893 « permet de déclarer complices et associés d’un crime des individus qui n’y ont pas directement et matériellement participé, écrit Léon Blum en 1898 dans La Revue blanche. Elle [lèse] un des principes généraux de notre législation. La loi française pose en principe que le fait coupable ne peut être puni que quand il s’est manifesté par un acte précis d’exécution. Aux termes de ce nouveau texte, la simple résolution, l’entente même [prend] un caractère de criminalité. »

« Criminaliser collectivement un groupe, et de criminaliser l’intention plutôt que les actes

En 1983, Robert Badinter, alors ministre de la Justice, fait supprimer du Code pénal le délit d’association de malfaiteurs. Un répit de courte durée, puisque le délit sera rétabli trois ans plus tard par le gouvernement Chirac, à la suite des attentats du printemps 1986. Depuis, il a notamment été utilisé dans des poursuites antiterroristes, contre le trafic de stupéfiants ou le proxénétisme. Mais aussi dans des procédures visant des luttes sociales.

Ainsi dans le cadre de l’« affaire » Tarnac, après que la justice a écarté en 2017 la qualification de terroriste, quatre des prévenus comparaissent jusqu’à aujourd’hui pour association de malfaiteurs, accusation qui repose sur leur participation supposée au sabotage de lignes TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, mais également sur leur présence possible lors des débordements lors d’une manifestation à Vichy début novembre 2008.

En mai 2016, ce sont dix-neuf personnes qui ont été mises en examen sous ce chef d’accusation à Rennes, après leur interpellation alors qu’elles introduisaient de la mousse expansive dans des bornes de validation des titres de transport.

À Bure, dans la foulée des dégradations de l’hôtel-restaurant de l’Andra en juin 2017, une enquête pour association de malfaiteurs a été lancée, occasionnant des perquisitions et des convocations en audition libre. « Pour l’instant, on ne sait rien de cette instruction, précise Me Muriel Ruef, qui suit le dossier des perquisitions. Personne n’a été mis en examen, tout est flou, mais cela fait partie de la pression exercée contre le mouvement. »

Me Étienne Ambroselli, un des avocats des anti-Cigéo devant le tribunal de Bar-le-Duc (Meuse), en février 2017.

Car c’est bien là le problème que pose cette qualification. « Elle permet de criminaliser collectivement un groupe, et de criminaliser l’intention plutôt que les actes, explique Me Harabi. C’est très utile, car on peut enquêter, juger et condamner sans qu’une infraction n’ait été commise ; il suffit d’appartenir à un groupe qui s’est réuni dans l’intention de commettre une violence. »

« Nous sommes des militants antinucléaires, donc nous nous mobilisons contre le nucléaire, en distribuant des tracts, en organisant et en participant à des manifestations, observe Angèle, engagée notamment contre le projet Cigéo. Bien sûr que l’on s’associe avec d’autres, on ne milite jamais seuls, et pourtant, c’est cela qui est visé ! »

Pour l’avocat Serge Losappio, « la criminalisation de l’entente présente un intérêt essentiel dans la préservation de la sécurité publique » car « les infractions ne sont pas toutes commises par des individus isolés, mais sont aussi le fait de groupes, écrit-il en 2010. En planifiant leurs diverses activités délictueuses tout en conférant une certaine permanence à leur entente, les malfaiteurs, en mettant en commun leurs compétences ainsi que leurs ressources matérielles, voire financières, accroissent leur puissance et leur dangerosité. »

« On cherche à nous faire entrer dans les cases d’une organisation mafieuse »

D’après lui, l’association de malfaiteurs présente donc plusieurs intérêts, notamment dans la lutte antiterroriste : « Elle permet la répression des participants au projet criminel concerté au stade des actes préparatoires à l’infraction, c’est-à-dire avant même que les infractions projetées n’aient été ne serait-ce que tentées. Elle autorise d’autre part la poursuite de malfaiteurs ayant commis des actes délictueux sans qu’il soit possible de déterminer la participation personnelle de chacun d’entre eux. »

« Cette approche est en rupture totale avec le droit pénal contemporain, qui est fondé sur la responsabilité individuelle et sur le refus de condamner l’intention, note pour sa part Me Harabi. C’est très pervers comme qualification. » Comment établir l’intention ? Comment prouver l’appartenance à un groupe ?

Lors du procès de l’affaire Tarnac, la question de l’existence d’un groupe a été plusieurs fois soulevée, comme le raconte le journal Politis. Lors de la neuvième journée d’audience, le tribunal s’est notamment arrêté sur l’ouvrage L’Insurrection qui vient, paru en 2007, et présenté comme le terreau idéologique du collectif. « Plusieurs prévenus ont déclaré qu’ils ne connaissaient pas les autres au début de la procédure. [Mais] ils ont signé des écrits collectifs… », a ainsi souligné la juge. Plus tard, Benjamin Rosoux, un des huit prévenus, a dénoncé « une production symbolique de l’opération policière : on suit une personne et toutes celles qu’elle rencontre forment un groupe voire entretiennent un lien de subordination avec elle. »

« On cherche à nous faire entrer dans les cases d’une organisation mafieuse, explique Angèle, la militante antinucléaire. Il y aurait des “parrains”, qui pensent et dirigent et qui peuvent être des associations plus institutionnelles, et le “bras armé”, constitué d’individus prêts à en découdre. » Imaginez Greenpeace en chef de gang donnant rendez-vous à des jeunes armés de boules de pétanque et tatoués de logos antinucléaires dans une cave sombre ou dans un bois… « C’est totalement à l’opposé de la structure du monde militant, syndical, associatif, notamment écologiste, qui défend l’intérêt général, qui lutte pour la survie de la planète, ajoute-t-elle. Ce mouvement n’est pas organisé en strates verticales et hiérarchiques. Il est plutôt constitué de sphères qui tissent des liens complexes entre elles. »

« Ce qui pose problème à l’appareil judiciaire, c’est l’appréhension de cette diversité du mouvement social, poursuit-elle. Face à cela, il a besoin d’une grille de lecture simplifiée derrière laquelle il tente de se réfugier pour défendre les intérêts de l’État soi-disant “de droit”  : celle de l’organisation mafieuse, transformée dans les textes sous l’appellation fourre-tout d’association de malfaiteurs. »

Ainsi, à Tarnac comme à Bure, constate Me Harabi, « il y a clairement une narration recrée par l’institution judiciaire pour criminaliser le mouvement social ». Et cette criminalisation permet d’exercer une « pression permanente sur un groupe ciblé ».

Le Magasin général, à Tarnac (Corrèze), tenu par les enquêteurs comme un lieu central pour le groupe dit de « Tarnac ».

Car en amont d’un procès pour association de malfaiteurs, il y a une enquête souvent longue et la constitution d’un dossier. « On va voir se multiplier les convocations et les poursuites pour de petites infractions comme le port d’un opinel, un stationnement gênant, précise l’avocat. Des éléments qui isolément ne veulent rien dire mais qui nourrissent le gros dossier. » Angèle a ainsi été convoquée trois fois en six mois par un officier de police judiciaire pour des faits relativement anodins, apparemment sans relation avec une association de malfaiteurs. Plus généralement, Reporterre racontait en février le harcèlement judiciaire dont font l’objet les opposants à Cigéo.

« Le droit pénal de l’ennemi, qui vise les terroristes, les étrangers et certains militants »

« L’association de malfaiteurs institue un cadre pervers, car tout le monde peut s’y retrouver : les associations qui aident financièrement, les gens qui hébergent, les agriculteurs qui prêtent du matériel. Cela crée une psychose car tout ce que nous faisons et déclarons peut être retenu contre nous », observait alors un militant. En plus des convocations à répétition, les assignations à résidence, les écoutes et les perquisitions sont de mise, comme en septembre dernier dans plusieurs maisons de Meuse et de Haute-Marne.

Avec l’association de malfaiteurs, « c’est la construction d’un droit pénal spécifique, par rapport à un droit pénal “commun” qui offre des garanties importantes en matière de libertés fondamentales, analyse Me Harabi. Avec ce droit pénal spécifique, que certains chercheurs appellent le droit pénal de l’ennemi, qui vise les terroristes, les étrangers et certains militants, il n’y a plus les mêmes garanties. »

« Ennemi de l’intérieur », l’argument est vieux comme la répression sociale. En 2009, tentant une analyse de l’« affaire » Tarnac, le Nouvel Obs décrivait ainsi « comment l’ultragauche est devenue l’ennemi », soupçonnée alors par la ministre Michelle Alliot Marie de « menacer la sûreté de l’État ». De même, le mouvement antinucléaire est conscient de cette étiquette : « Nous ne sommes pas dupes : militer contre le nucléaire en France, c’est militer in fine contre l’État et sa puissance, et c’est éminemment politique », estime Angèle.

Les enquêtes pour association de malfaiteurs sont d’ailleurs toujours lancées par le parquet, donc avec le ministère de la Justice, auquel il est lié hiérarchiquement. Un juge d’instruction — censé être davantage indépendant du gouvernement — peut être nommé ensuite.

Rappelons d’ailleurs que les sabotages de caténaires de voies TGV survenus cette fameuse nuit du 8 novembre 2008 participaient d’une action coordonnée à l’échelle de la France et de l’Allemagne tout le long du trajet d’un train de déchets nucléaires. Il se rendait cette nuit du centre de retraitement de La Hague au site d’enfouissement de Gorleben, en Allemagne.

Que peuvent alors les militants antinucléaires face à la machine judiciaire et étatique ? « Pendant l’enquête, chacun a droit de garder le silence et de refuser de coopérer », précise Me Harabi. Mais « si l’État persiste à criminaliser la lutte de manière exponentielle comme à Bure pour faire taire ses contradicteurs, s’interroge Angèle, faudra-t-il que nous en venions à demander l’asile politique aux pays non nucléarisés ? »

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