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Monde

Après le séisme, la sûreté d’une centrale nucléaire turque en question

Le chantier de la centrale nucléaire d'Akkuyu, en Turquie, le 2 janvier 2023.

Le site nucléaire turc le plus proche du séisme qui a dévasté la Turquie et la Syrie n’a pas été endommagé, affirment ses responsables, russes. Les opposants à cette énergie dénoncent l’opacité de la filière.

La terre tremble en Turquie et les regards se tournent vers Akkuyu, premier site de construction nucléaire turc où la société russe Rosatom est en train d’ériger quatre réacteurs VVER-1200. Le site nucléaire se situe en bordure de Méditerranée à environ 240 kilomètres de l’épicentre du séisme survenu aux aurores le 6 février et d’une magnitude de 7,8 sur l’échelle de Richter. La catastrophe a causé la mort de plus de 5 000 personnes, a fait des dizaines de milliers de blessés et provoqué des destructions considérables dans le sud-est de la Turquie et le nord de la Syrie.

Sur le site nucléaire, heureusement, les effets ont été limités. « Des tremblements de terre d’une magnitude d’environ 3 ont été ressentis ici […] mais nos spécialistes n’ont révélé aucun dommage aux structures des bâtiments, aux grues et aux équipements, a immédiatement déclaré Anastasia Zoteeva, de la société russe d’énergie nucléaire Rosatom. Nous menons des mesures de diagnostic approfondies pour nous assurer que les opérations de construction et d’installation peuvent se poursuivre en toute sécurité. »

Pas encore de combustible sur le site

Les travaux sont avancés pour deux des quatre réacteurs (la tranche 1 est en construction depuis 2018, la tranche 2 depuis 2020), un premier raccordement au réseau étant prévu originellement en 2023. Le bâtiment du réacteur 1 et sa double enceinte de confinement étaient prêts.

L’ensemble des îlots nucléaires (le bâtiment réacteur, le bâtiment combustible et la piscine d’entreposage des combustibles irradiés) a besoin d’inspections supplémentaires, mais le site ne contient à ce jour aucune matière nucléaire.

« Le combustible neuf devait arriver prochainement sur le site », précise Karine Herviou, directrice générale adjointe de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), chargée du pôle sûreté des installations et des systèmes nucléaires. Les travaux ont pris un peu de retard et « même si un réacteur en est à la phase finale de construction, les essais de démarrage n’étaient pas encore prévus ». Et d’ajouter : « Avant la mise en service du ou des réacteurs, l’exploitant doit faire l’épreuve hydraulique des systèmes qui permettra de déceler d’éventuelles fuites. »

« La zone la moins dangereuse de la carte des tremblements de terre turcs »

Selon la carte turque des tremblements de terre du ministère de la Construction, le site d’Akkuyu est situé dans une zone sismique de cinquième degré, la plus sûre selon la classification turque. Aucun tremblement de terre important n’a été observé dans un périmètre de 50 km autour du site.

Dans un pays très actif géologiquement, la question de la sismicité a été prise très au sérieux. Dès les années 1980, alors que le projet de centrale n’était qu’embryonnaire, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a dépêché une équipe pour prêter main-forte à l’autorité de régulation nucléaire turque (Taek).

Un rapport stipule clairement que Akkuyu se situe « dans la zone la moins dangereuse de la carte des tremblements de terre turcs », laquelle a été actualisée par la suite d’après une approche probabiliste.

Failles sous-marines

Pourtant, dès la signature de l’accord russo-turc en 2011, des voix se sont élevées contre l’implantation de la centrale en bordure de Méditerranée. « Akkuyu ne se situe pas seulement à environ 25 kilomètres de la faille active de Ecemiş, elle est aussi sur la faille sismique sous-marine reliant Chypre à Akkuyu. Des lignes de faille dites “aveugles” ont aussi été répertoriées », explique Pinar Demircan, coordinatrice du projet Nukleersiz.org et observatrice critique des questions nucléaires en Turquie, qui a coécrit un rapport sur l’opposition à la centrale.

La chercheuse indépendante suit de près la construction des unités et s’inquiète de l’opacité autour de la sûreté des installations. « Nous avons eu beaucoup de chance, et même si ce n’est pas dévastateur cette fois-ci, Akkuyu reste une menace pour l’avenir. Un manque de transparence énorme entoure cette centrale : c’est un territoire russe, nous ne pouvons pas y entrer. Si demain un autre tremblement de terre survient alors que les combustibles sont chargés dans les réacteurs, ce sera une véritable catastrophe. Parfaitement prévisible. »

D’après les spécifications de Rosatom, le projet est conçu pour résister à un tremblement de terre pouvant atteindre 9 sur l’échelle de Richter. L’activité sismique est régulièrement surveillée in situ par deux stations sismiques, ainsi que douze autres éparpillées dans un périmètre de 40 km. Les données sont transmises à l’Observatoire de Kandilli et l’Institut de recherche sur les tremblements de terre (KRDAE). Une analyse de l’activité sismique est conduite en permanence pour préciser et confirmer les paramètres du terrain.

Enclave russe

Ces 4 réacteurs VVER-1200 font partie des 25 réacteurs que l’industrie russe construit dans le monde. La spécificité de Rosatom est de vendre ses centrales selon le modèle construction-propriété-exploitation (dit « build-own-operate »). Le site nucléaire devient a priori une enclave russe sur laquelle les autorités turques n’ont que peu de prise : les plans, la technologie, les ouvriers et les ingénieurs étant russes.

La Taek, l’autorité de régulation nucléaire turque, conserve évidemment son autorité pour mener ses inspections. Par ailleurs, le projet — signé en 2010 — est entièrement financé par les Russes. Rosatom est en effet actionnaire majoritaire d’Akkuyu Nukleer JSC, chargé du développement, de la construction, de la maintenance, de l’exploitation et du démantèlement de la centrale. De même, le contrat prévoit la fourniture du combustible et la reprise des barres irradiées. Une fois mise en service et portée à pleine capacité, la centrale d’Akkuyu doit fournir environ 10 % des besoins en électricité de la Turquie.

Interruptions dans le gaz et le pétrole

Si le nucléaire n’a pas été violemment touché, certaines infrastructures énergétiques, en revanche, ont été endommagées — notamment des lignes de transport et de distribution d’électricité et de gaz naturel dans la province de Kahramanmaraş, zone d’épicentre du tremblement de terre selon le ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles, Fatih Dönmez.

En prévention d’éventuelles fuites, les exportations de pétrole par oléoduc en provenance du Kurdistan ont été suspendues (la région kurde exporte environ 450 000 barils de pétrole par jour via la Turquie) et reprendront après une inspection minutieuse des pipelines.

Plus tôt, l’opérateur de gazoduc d’État Botas a déclaré que l’approvisionnement en gaz naturel avait été interrompu dans les provinces de Gaziantep, Hatay et Kahramanmaraş et dans certains autres districts en raison des dommages. De même, le port de la ville côtière méditerranéenne d’Iskenderun offrait le spectacle d’un gigantesque mikado de conteneurs en vrac.

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