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Déchets nucléaires

La France se débarrasse de déchets nucléaires en Russie

Un convoi Castor à la gare de triage de Drancy-Le Bourget, contenant 6,7 tonnes de combustible nucléaire usagé (principalement de l’uranium), en 2012.

Des dizaines de tonnes d’uranium issu du retraitement ont été envoyées par la France en Russie, révèle Greenpeace. Des exportations jugées « injustifiables », tant du point de vue économique qu’environnemental.

La France a recommencé à envoyer ses rebuts radioactifs en Russie, un commerce discret qu’elle avait stoppé en 2010 pour des raisons environnementales. C’est ce que révèle Greenpeace dans son dossier Déchets nucléaires français : aller simple pour la Sibérie, publié ce mardi 12 octobre. Ce même jour à 8 h 30, des militantes et militants de l’ONG ont disposé une quinzaine de fûts métalliques marqués d’un symbole radioactif devant l’entrée du groupe nucléaire Orano à Châtillon, au sud de Paris, pour protester contre ces expéditions.

L’ONG a découvert que plusieurs dizaines de tonnes d’uranium issu du retraitement (URT) avaient été chargées à bord du navire Kapitan Lomonosov à destination de Saint-Pétersbourg, les 20 janvier et 12 février 2021. Interrogée par Reporterre, l’entreprise Orano a reconnu être à l’origine de ces expéditions et qu’elle avait vendu plus de 1 000 tonnes d’URT à l’entreprise nucléaire russe Rosatom. Un autre transport de cette matière radioactive est prévu d’ici la fin de l’année. EDF n’est pas en reste. Elle a signé en 2018 un contrat avec Tenex, une filiale de Rosatom, pour la conversion et l’enrichissement d’uranium de retraitement (URT) français. Cet accord n’a cependant pas encore donné lieu à des transports de matières radioactives.

Pour comprendre de quoi il s’agit, un détour par le cycle du combustible nucléaire s’impose. En France, la plupart des 56 réacteurs en service fonctionnent avec de l’uranium naturel, fabriqué à partir de minerai d’uranium. Une fois ce combustible usé, il est retraité à l’usine Orano de La Hague (Manche). Trois produits sont issus de cette opération : du plutonium qui sert à la fabrication de combustible MOX (mélange de plutonium et d’uranium), des déchets hautement radioactifs qui sont vitrifiés et entreposés sur place en attente d’un éventuel stockage à Cigéo, et de l’uranium de retraitement. Ce dernier peut éventuellement être converti et enrichi pour redevenir un combustible appelé uranium de retraitement enrichi (URE). En France, quatre réacteurs — ceux de la centrale nucléaire de Cruas-Meysse (Ardèche) —, peuvent être alimentés avec de l’URE. Mais en pratique, il est très peu utilisé.

Les deux tours de refroidissement de la centrale de Cruas-Meysse. Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0/Yelkrokoyade

Des procédés russes polluants

La reprise de ces échanges avec la Russie soulève de nombreuses questions, alerte Greenpeace. La première est environnementale. L’URT est entreposé, converti et enrichi dans le complexe nucléaire de Tomsk 7, à Seversk, en Sibérie de l’Ouest. Les procédés utilisés avant 2010 étaient extrêmement polluants. « Les résidus chimiques et radioactifs de la conversion et du réenrichissement étaient [...] directement injectés dans le sous-sol des installations sous forme liquide », rappelle l’ONG. À l’époque, cette dernière avait bataillé pour mettre fin à ce désastre écologique. « Nous avions lancé une grande campagne internationale avec de gros moyens et le concours de nos collègues russes », se souvient Yannick Rousselet, chargé de campagne nucléaire à Greenpeace, joint au téléphone par Reporterre. Diffusé en octobre 2009 sur Arte, le documentaire Déchets, le cauchemar du nucléaire avait entraîné la création d’une mission parlementaire. En parallèle, le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN) avait été missionné pour enquêter et avait envoyé une délégation à Tomsk. Acculée, EDF avait finalement annoncé la fin du recyclage d’URT français en Russie à cause d’un « process de traitement des effluents non satisfaisant ».

Or, rien ne garantit que les procédés aujourd’hui utilisés à Tomsk 7 sont moins néfastes. « Les investigations sont impossibles, car la ville est fermée, explique M. Rousselet. Nous avons toutefois étudié des images satellites de très haute définition qui montrent que l’entreposage des fûts d’uranium continue à se faire pour partie à ciel ouvert, sans dispositif de protection. » De son côté, EDF se montre rassurante : « Les opérations de conversion, d’enrichissement et de fabrication des assemblages à base d’uranium de retraitement commenceront lorsqu’EDF aura la garantie que les installations respectent ces exigences techniques et environnementales. Pour ce qui concerne les installations en Russie, une récente visite technique d’EDF a permis de valider le fait que l’usine avait mis en service une installation permettant de vitrifier les effluents issus des processus de conversion et que cela respectait les meilleures pratiques internationales », écrit-elle à Reporterre.

La ville de Seversk, située dans l’oblast de Tomsk, en Russie. Wikimedia Commons/CC BY 3.0/Alvgor

Entretenir l’illusion d’un « nucléaire vert »

Les autres interrogations sont d’ordre économique. Le contrat de vente d’URT français conclu entre Orano et Rosatom semble avantageux au premier : l’entreprise française ne sait plus quoi faire de son stock inutilisé de 32 700 tonnes [1] qu’elle entrepose à Pierrelatte (Drôme) et s’est même lancée dans l’agrandissement de ses installations pour faire face aux quelque 1 000 tonnes supplémentaires d’URT qui lui parviennent chaque année. Mais quid de la Russie ?

L’URT sera « converti puis réenrichi afin de fabriquer du combustible nucléaire pour les réacteurs russes », a écrit Orano à Reporterre. « Rosatom [...] dispose d’une expérience reconnue dans l’utilisation de combustibles contenant de l’URT dans sa flotte de réacteurs. Ainsi, cet URT sera utilisé comme matière pour produire des assemblages de combustibles, dans les mêmes usines que celles utilisées pour l’URT d’origine russe ou bien l’URT de source étrangère », a-t-elle précisé. Problème, « la Russie n’a pas besoin de l’uranium de retraitement d’Orano pour alimenter ses réacteurs nucléaires. Elle croule sous un énorme stock de cette matière, dont elle n’a aucun usage », assure Greenpeace. Ce contrat recouvrirait en fait une opération de « blanchiment », selon Yannick Rousselet : « En nous achetant de l’URT, la Russie nous débarrasse de nos déchets. Orano se retranche derrière le fait que l’URT est classée comme matière radioactive et non comme déchet. La Russie peut donc l’acheter en toute légalité. Comme la vente est protégée par le secret commercial, impossible d’en connaître le montant — il est peut-être tout à fait symbolique. En échange, la France a signé des contrats avec la Russie pour l’achat d’uranium naturel à des montants très élevés. Ce lien entre les deux types de contrats est évidemment très compliqué à démontrer, mais la mécanique est là. »

Et le contrat entre Tenex et EDF ? Seuls les réacteurs de Cruas-Meysse peuvent fonctionner avec de l’uranium de traitement enrichi, issu de l’URT traité en Russie. « En 2018, le conseil d’administration d’EDF a approuvé la relance d’une filière robuste, compétitive et performante, avec des premiers chargements d’assemblages à Cruas prévus à l’horizon 2023, indique EDF à Reporterre. Après la réalisation d’un appel d’offres international en 2017, les contrats correspondants ont été signés avec les fournisseurs retenus en 2018 avec des exigences techniques et environnementales fixées par EDF. Ces fournisseurs sont en France, au Pays-Bas et en Russie. » Si les premiers chargements d’assemblages sont prévus à Cruas à l’horizon 2023, pour Yannick Rousselet, « il n’y a aucun intérêt à les alimenter avec de l’URE plutôt qu’avec de l’uranium naturel : ça coûte bien plus cher et ça crée plein de complications ». La motivation ne serait donc pas économique, mais politique : il s’agit de « faire miroiter un recyclage possible » pour « entretenir l’illusion d’un cycle du combustible et d’un nucléaire vert », indique le rapport de Greenpeace. EDF a d’ailleurs évoqué la possibilité d’adapter d’autres centrales à l’utilisation d’URE et « poursuit les études techniques sur le palier 1 300 MW avec une perspective de chargement à l’horizon 2027 », précise le groupe.

Greenpeace n’a pas l’intention de rester les bras croisés face à cette reprise du transport d’URT entre la France et la Russie. « Nous avons saisi la présidente du HCTISN pour que ce comité prépare un rapport sur les flux de matière incohérents entre la France et la Russie — car nous avons aussi repéré des importations d’uranium appauvri en France alors que nous en disposons d’un stock de 300 000 tonnes inutilisées », indique M. Rousselet. Par ailleurs, l’ONG demande à l’État qu’il exige la fin des transports d’URT entre la France et la Russie, la requalification de l’URT comme déchet et le rejet du nucléaire de la taxonomie verte européenne.

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