Le 9 août 1945, une bombe atomique américaine rasait la ville de Nagasaki, 3 jours après que la ville de Hiroshima a subi le même sort. Trois quarts de siècles après ces événements, et alors que les survivants – Hibakusha – qui en témoignent disparaissent, les citoyens européens s’en souviennent-ils ? Cette mémoire a-t-elle des effets sur les préférences des citoyens en matière de politique nucléaire ?

Pour répondre à ces questions, nous rapportons cinq résultats d’un sondage d’opinion mené en octobre 2019 auprès d’un échantillon représentatif de la population adulte de neuf États européens : 7 000 résidents des deux États dotés d’armes nucléaires (la France et le Royaume-Uni), des cinq États qui hébergent des armes américaines sur leur sol (l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et la Turquie), et de deux États qui ont pris des positions affirmées sur les questions nucléaires et stratégiques (la Suède et la Pologne).

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Résultat ? D’abord, plus on est jeune, moins il est probable que l’on identifie Hiroshima et Nagasaki comme les deux villes bombardées, ce qui suggère un effet d’oubli. Il y a une corrélation directe entre l’âge et la capacité à identifier les deux villes pour les sondés entre 18 et 65 ans.

Nagasaki, oubliée

Ensuite, l’oubli de Nagasaki est bien plus marqué que celui de Hiroshima. Lorsqu’on demande aux sondés d’identifier la ou les villes bombardées au cours de la Seconde Guerre mondiale avec des armes atomiques, la part des sondés qui identifie correctement Nagasaki est systématiquement et largement inférieure à la part qui identifie correctement Hiroshima (la différence entre les deux groupes est de 18 % sur l’ensemble des pays, allant de 11 à 23 % d’un pays à l’autre).

En outre, environ 30 % des sondés acceptent une version des événements qui a été articulée à la fin des années 1940 par le Secrétaire américain à la guerre américain, Henry Stimson, en réponse aux critiques des bombardements qui se sont faites entendre dès l’immédiat après-guerre. Selon cette version, les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki étaient nécessaires pour mettre fin à la guerre ; ils l’ont écourtée de manière significative et ils ont sauvé la vie des soldats américains.

Une interprétation contestée

Si le débat historiographique sur la validité de certains points de cette interprétation se poursuit, la fréquence de son acceptation en Europe est surprenante et problématique dans la mesure où d’autres aspects de ce récit ont été établis comme faux.

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Par exemple, il est établi que les décideurs américains ne se sont pas vraiment posé la question de savoir s’il fallait utiliser ces armes, comme le suggère l’idée de nécessité comme moindre mal. L’idée selon laquelle les bombardements ont sauvé la vie de soldats américains repose sur l’illusion rétrospective d’un choix binaire entre le bombardement atomique de ces deux centres de population ou l’invasion physique du Japon par des troupes au sol alors que de multiples autres options étaient possibles et que l’inévitabilité de l’invasion est très contestée. Le débat historiographique continue sur l’importance relative des bombardements atomiques et de l’entrée en guerre des Soviétiques dans l’issue de la guerre mais plus aucun historien sérieux n’accorde aux bombes atomiques seules le statut d’avoir mis fin à la guerre.

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Par ailleurs, les sondés expriment une préférence claire et cohérente pour le désarmement nucléaire : 74 % d’entre eux expriment un soutien à un accord en vue de l’élimination des armes nucléaires contre 6 % qui s’y opposent ; et 80 % expriment un accord partiel ou fort avec la proposition selon laquelle il est désirable d’éliminer les armes nucléaires dans les vingt-cinq prochaines années.

Désarmer ?

Si l’enthousiasme est moindre en France où seuls 49 % expriment une approbation forte relative à la désirabilité de l’abolition, s’y ajoutent 28 % qui expriment un accord au moins partiel et seulement 8 % qui s’y opposent d’une manière ou d’une autre. Ces attitudes sont cohérentes : 81 % des sondés qui expriment un accord profond avec l’objectif de l’abolition sous 25 ans expriment aussi un soutien pour un accord en vue d’éliminer les armes.

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Enfin, il y a une corrélation entre l’acceptation de la version du Secrétaire Henry Stimson des bombardements atomiques de 1945 et les préférences des sondés en matière de politique nucléaire aujourd’hui. Une part bien plus importante des sondés ayant affirmé que les bombardements atomiques ont écourté la guerre de manière significative, étaient nécessaires pour conduire le Japon à la capitulation ou ont sauvé la vie de soldats américains affirmait que l’abolition des armes nucléaires rendrait le monde moins sûr que la part de ceux qui acceptaient d’autres interprétations.

Ces éléments nous suggèrent qu’en situation de vulnérabilité nucléaire, il est essentiel d’enseigner aux futurs citoyens l’histoire du bombardement de Nagasaki, et pas seulement de celui de Hiroshima, à la lumière des dernières avancées de la connaissance afin qu’ils puissent former leurs préférences de la manière la plus informée possible.

(1) Programme d’études des savoirs nucléaires, Sciences-Po (CERI).