La liste des sanctions économiques contre la Russie s’est allongée vendredi 24 février. Elle « oublie » pourtant une nouvelle fois le nucléaire, dont le pouvoir à Moscou continue de tirer de substantielles recettes. Ce qui souligne la dépendance des Européens et des Américains envers le géant Rosatom.

Le groupe russe, qui couvre l’ensemble du cycle, est un acteur de poids sur la scène nucléaire internationale, aux compétences reconnues. C’est aussi le plus actif. Il a développé 38 réacteurs en Russie, autant à l’étranger, auxquels il faut en ajouter 34 en projet (dont 24 en chantier) dans onze pays comme l’Inde, l’Iran, le Bangladesh ou encore l’Égypte.

Les chantiers de construction de réacteurs russes continuent en Europe

En Europe, 19 réacteurs de fabrication russe sont exploités dans cinq États membres : six en République tchèque, cinq en Slovaquie, quatre en Hongrie, deux en Finlande et deux en Bulgarie. Et la liste va s’allonger, avec plusieurs projets en cours, malgré la guerre en Ukraine.

En Slovaquie, l’unité 3 de la centrale de Mochovce a été raccordée au réseau en janvier et l’unité 4 le sera l’an prochain. En Hongrie, le projet de deux réacteurs VVER-1200 n’a pas été remis en question. En novembre, la justice européenne a même rejeté une plainte déposée par l’Autriche sur le montage financier de cette centrale, financée par Budapest sur la base d’un prêt de Moscou.

Depuis la guerre en Ukraine, seule la Finlande a décidé de résilier l’accord signé avec Rosatom pour la construction de la troisième centrale nucléaire du pays, Hanhikivi. Mais cette décision pourrait lui coûter cher. Dans un premier avis rendu en décembre, une cour internationale d’arbitrage a qualifié d’illégale cette rupture de contrat.

Près de la moitié de l’enrichissement de l’uranium se fait en Russie

En 2020, la Russie était le septième producteur mondial d’uranium. Un poids suffisant pour peser sur les cours mondiaux, d’autant que jusqu’à l’invasion de l’Ukraine la Russie était en outre la voie de passage de l’uranium du Kazakhstan, le numéro un mondial, vers l’Europe et les États-Unis. Sous la pression américaine, Kazatomprom a dû trouver une nouvelle route commerciale, via la mer Caspienne et la mer Noire.

Rosatom est encore plus prédominant dans l’enrichissement de l’uranium, avec quasiment la moitié du marché mondial. Sa taille est près de deux fois supérieure à celle du numéro deux, Urenco, une entreprise anglo-germano-néerlandaise, et représente près de quatre fois plus que celle du numéro trois, le français Orano (ex-Areva).

Selon les données de la Commission européenne, 20 % de l’uranium utilisé en 2020 venait de Russie.

Les États-Unis sont un très gros client de Rosatom

Réduire cette dépendance ne peut pas se faire pas du jour au lendemain. « Il faut trouver de nouveaux fournisseurs, qui n’ont pas toujours le combustible adapté, et des capacités disponibles pour le fabriquer. Mais le plus compliqué est d’apporter les modifications techniques aux réacteurs », souligne un expert du secteur. Les électriciens demeurent toujours tributaires des fabricants des équipements d’origine.

En décembre, la Bulgarie a ainsi signé un accord d’approvisionnement avec l’américain Westinghouse et le français Framatome pour remplacer le combustible de Rosatom. Mais il sera applicable seulement à partir de 2025, afin que chacune des parties soit prête.

Le plus gros importateur d’uranium enrichi russe sont les États-Unis, qui couvrent 20 % de leurs besoins avec Rosatom. Terrapower, la société financée par Bill Gates, fondateur de Microsoft, a ainsi retardé d’au moins deux ans les essais de son petit réacteur nucléaire car l’unique source d’approvisionnement en uranium moyennement enrichi (Haleu) est russe, souligne la Société française d’énergie nucléaire (Sfen) dans une note. Celle-ci rappelle que « neuf des dix projets de réacteurs avancés actuellement financés par le département américain de l’énergie nécessitent de l’Haleu ».

Moins d’impact pour la France

La France aussi a des liens avec Rosatom, qui est le principal client des turbines Arabelle, fabriquées à Belfort et reprises par EDF à l’américain General Electric. Depuis 2018, l’électricien est également lié par un contrat de fourniture d’uranium enrichi, ce qui avait fait un peu de bruit l’an dernier : il avait dénoncé notamment par Greenpeace, quand des fûts sont arrivés par bateau à Dunkerque.

Il s’agit d’uranium de retraitement (URT), issu des combustibles usés des réacteurs nucléaires français, qui avait été envoyé à Rosatom, à Seversk (Sibérie occidentale), pour être enrichi. L’uranium de retraitement enrichi (URE) revient ensuite en France, pour être utilisé uniquement dans la centrale de Cruas (Ardèche).

Mais EDF n’importe pas d’uranium naturel de Russie et pourrait très bien se passer de ce contrat d’enrichissement avec Rosatom. Après un appel d’offres, il avait été signé avant la guerre en Ukraine, pour des raisons économiques et industrielles, et non pas par absence de maîtrise technologique. Quand les cours de l’uranium naturel sont élevés, EDF a intérêt à puiser dans ses stocks d’URT (25 000 tonnes, en augmentation de 1 000 tonnes par an). Le groupe aimerait d’ailleurs faire certifier ses réacteurs de 1 300 MW pour qu’ils puissent consommer de l’URT.

Orano veut accroître les capacités de son usine du Tricastin

Le processus d’enrichissement de cet URT pourrait être réalisé dans l’usine d’Orano au Tricastin (Drôme), mais nécessiterait de déployer un atelier spécifique avec une série de centrifugeuses dédiées. Trop complexe, avait-on alors jugé.

La donne a changé et Orano envisage d’augmenter d’un tiers les capacités de son usine d’enrichissement, Georges-Besse 2, au Tricastin, moyennant un milliard d’euros d’investissement. L’objectif est de capter une partie des clients de Rosatom qui cherchent un nouveau fournisseur. La décision devrait être prise cette année.