Près de Bordeaux, "on peut imaginer un scénario à la Beyrouth" dans l'usine Yara, classée Seveso seuil haut

Près de Bordeaux, l'usine Yara utilise du nitrate d'ammonium pour fabriquer de l'engrais. En décembre 2020, elle a reçu une nouvelle mise en demeure par la Préfecture. Enquête.

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Le nitrate d’ammonium fut le responsable de l’explosion de Beyrouth, au Liban, le 4 août 2020. La France consomme 8% de la production mondiale. La substance est produite en masse dans le monde : plus de 20 millions de tonnes par an. Selon le cabinet spécialisé IHS, un peu plus des trois quarts sont destinés à l’agriculture (©Adobe Stock/Illustration)
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4 août 2020, une double explosion ravage des quartiers entiers de Beyrouth (Liban). Le bilan humain est très lourd : plus de 200 morts et 6 500 blessés. En cause : 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium « oubliées » dans le port de la ville depuis sept ans. 

Ce n’est pas la première fois que cette substance, présentée comme « un sel blanc et inodore » selon Paul Poulain, spécialiste des risques industriels et l’un des fondateurs de la plateforme Notre maison brûle, est à l’origine d’événements dramatiques : citons simplement l’explosion de l’usine chimique AZF, à Toulouse, le 21 septembre 2001, faisant 31 morts, 8 000 blessés et des dégâts matériels sur plusieurs kilomètres.

En France, près de 180 « installations classées pour la protection de l’environnement » (ICPE) stockent cette substance en grande quantité, dont 108 sont soumises à la directive européenne Seveso, plus contraignante en matière de maîtrise du risque. Parmi elles, 16 sont classés Seveso « seuil haut » en raison de la quantité stockée (2 500 tonnes). Dont l’usine Yara, implantée depuis 1991 sur la presqu’île d’Ambès, à une trentaine de kilomètres de Bordeaux

Sur son site girondin, le groupe norvégien Yara – qui produit notamment des engrais pour l’agriculture ou des explosifs pour les carrières – stocke des tonnes de produits chimiques utilisés pour la production d’acide nitrique puis du nitrate d’ammonium, qui est ensuite transformé en granulés prêts à l’utilisation agricole.

Au total, celui-ci peut stocker jusqu’à 66 000 T d’engrais simples solides à base de nitrate, jusqu’à 2 000 T de nitrate d’ammonium en solutions chaudes et jusqu’à 25 000 T d’ammoniac (le lien ici).

Le nombre de sites sensibles en Gironde

Le département de la Gironde compte le plus de sites sensibles (35 seuil haut et seuil bas) de la Nouvelle-Aquitaine (157). "En 2020, 73 mises en demeure (MED) ont été signées en Gironde pour des sites ICPE, pour un total de 300 inspections sur ces sites", indique la Préfecture à Actu.fr.

Le groupe Yara fait-il la sourde oreille aux problèmes de nuisances sonores ? 

Des riverains sont à la fois inquiets et défiants vis-à-vis de cette multinationale, leader mondial des engrais synthétiques, implantée également au Havre et à Montoir-de-Bretagne, près de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique).

D’abord, revenons sur les nuisances sonores. À Ambès, les premières anomalies ont été formellement mises en évidence en 2008. Un rapport de la Dreal de Nouvelle-Aquitaine établit que le bruit émis est supérieur au seuil autorisé : « 5,5 pour un seuil fixé à 3 ». Quelques mois plus tard, par arrêté, le préfet de la Gironde prescrit à l’installation une étude relative à la réduction de l’émergence sonore.

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Depuis, les soucis sont-ils réglés ? Visiblement, pas vraiment. Car en 2015, dans un rapport rendu cette fois-ci par l’APAVE – et réalisé à la demande du groupe Yara – il est écrit noir sur blanc : 

Au point C (là où vivent les deux requérants), les niveaux sonores relevés [nous] permettent de conclure à une non-conformité en période nocturne.

APAVErapport de 2015

« Un vrai scandale d’État »

Bernard Bancarel vit à Macau, à un kilomètre à vol d’oiseau de l’usine Yara, « de l’autre côté de la Garonne », dans une maison familiale. Depuis huit années – « huit années de souffrance » – cet officier public ministériel de 52 ans se bat contre le groupe industriel.

En plus des vibrations, son quotidien est rythmé « toute l’année et ce 24h/24 » par un ronronnement permanent et « lancinant ». À tel point qu’il a dû « se retrancher dans la partie arrière de la maison pour dormir dans des chambres beaucoup plus petites » alors que les « plus belles chambres sont face à l’usine. Aujourd’hui, elles sont désertes », soupire-t-il auprès d’Actu.fr.

L’homme raconte également l’histoire de ce voisin « qui a dû réaliser des travaux d’insonorisation » et qui impute sa dépression au bruit l’ayant empêché de dormir.

Cela fait des années que le groupe Yara enfreint la réglementation en matière de bruit sans être inquiété. L'usine a dépassé jusqu'au double le niveau des émissions sonores. Malgré les plaintes et les pétitions adressées aux services de l'État, le site continue de fonctionner.

Bernard BancarelRiverain de l'usine Yara à Ambès

Ses accusations sont graves. Il les assume pleinement. « Le groupe Yara bénéficie d’une protection particulière qui lui permet de fonctionner en toute irrégularité depuis des années. Et les services de l’État, de par leur passivité, sont complices. C’est un vrai scandale d’État. »

« Chaque année qui passe est une année gagnée par l’industriel »

Sur le terrain judiciaire, Bernard Bancarel a déposé des dizaines de plaintes. Selon nos informations, il y a quelques années, le groupe Yara via son cabinet d’avocats lui aurait soumis un deal : l’installation notamment de fenêtres insonorisant et d’une fontaine à eau contre un arrêt des poursuites. Deal refusé.

En 2018, avec Olivier Claverie, un voisin, ils déposent un référé devant le tribunal de grande instance de Bordeaux (TGI). Les deux hommes exigent notamment la « suspension du fonctionnement du site » qui emploie un peu moins de 100 personnes ainsi que la « désignation d’un expert. » 

Lors de l’audience du 3 septembre 2018, le groupe Yara affirme que son site se trouve « en conformité avec les valeurs de bruit fixés par arrêté préfectoral, les quelques dépassements relevés ne pouvant être exclusivement rattachés à son activité. » Autre argument avancé : « La mesure de suspension sollicitée serait totalement disproportionnée eu égard aux effets économiques qu’elle entraînerait. »

Le 15 octobre 2018, le juge des référés du TGI de Bordeaux les déboute de leur demande de suspension de l’activité de l’usine. « La notion de trouble manifestement illicite n’est pas acquise », stipule l’ordonnance du tribunal que nous avons pu consulter. En revanche, un expert a bien été nommé. « Son rapport, on l’attend toujours », souffle Bernard Bancarel. Qui poursuit : « Chaque année qui passe est une année gagnée par l’industriel. »

« C’est une guerre, c’est long. Mais on va y arriver »

Prochainement, la situation pourrait (un peu) évoluer. Selon nos informations, la Dreal a mandaté le centre d’études et d’expertises Cerema afin de réaliser une étude sur le bruit qui aurait été bouclée fin août 2020. Toujours selon nos informations, le fameux expert aurait informé le cabinet d’avocats du groupe Yara, dans un courrier daté du 28 janvier 2021, de la réalisation de mesures acoustiques de manière inopinée. Dans quelques semaines? Six mois ? Un an ? 

Une question se pose aujourd’hui : pourquoi une si longue attente ? « Mes clients sont fous de rage », dénonce Me François Ruffié, à Actu.fr. « Le temps industriel n’est pas le temps commun. Ce ne sont pas des installations classées mais des êtres humains. » L’avocat enfonce le clou, des mots teintés d’optimisme : « C’est une guerre, c’est long. Mais on va y arriver. »

De son côté, Bernard Bancarel parle d’un combat « éreintant » mais « juste ». Dans cette affaire, « c’est un peu David contre Goliath. Je ne lâcherai pas tant que je serai en vie ». Révélant être prêt à aller jusqu’à la Cour européenne de justice, « s’il le faut ». 

Le nitrate d’ammonium, un engrais explosif ? 

Des problèmes de bruit sont pointés du doigt. Il y a également la crainte d’un accident, ou pire, d’une explosion sur la presqu’île d’Ambès qui concentre à elle seule sept entreprises classées Seveso. Et ce dans un contexte où le nombre d’inspecteurs n’a cessé de fondre comme neige au soleil ces dernières années en France.

Dans une note publiée le 6 août 2020, le ministère de l’Agriculture certifie : 

Le nitrate d'ammonium, même très concentré, n'est pas considéré comme un 'explosif' mais seulement comme un explosif occasionnel. Une explosion ne peut survenir que dans des conditions particulières, par exemple, quand l'engrais est contaminé par des matières incompatibles.

Ministère de l'AgricultureDans une note publiée deux jours après l'explosion à Beyrouth

Interrogé par nos confrères de Radio France, Paul Poulain, spécialiste des risques industriels, livre une analyse (bien) différente : « Il suffit d’une montée en température due à un incendie combinée à 0,2 % de matière organique, comme un simple copeau de bois, pour arriver à une situation explosive. » A propos du site Yara d’Ambès, l’homme imagine très bien « un scénario à la Beyrouth », spécifiant toutefois que le « risque est limité mais il est présent. »

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Quatre mises en demeure en deux ans

Pour le moins inquiétant, ses propos sont renforcés par les mises en demeure – des rappels à la loi – adressées par la préfecture à la direction de Yara à Ambès : quatre en deux ans, la dernière datant du 18 décembre 2020 (ici ) Voici ci-dessous les manquements relevés par les inspecteurs : 

  • Article 6 : « L’exploitant n’a pas transmis le bilan annuel de la surveillance et des opérations imposées par l’arrêté »
  • Article 21 : « La cheminée installée en 2015 ne dispose pas de passerelle »
  • Article 23 : « L’exploitant n’a pas mis en place de programme de surveillance et n’a fait aucune mesure depuis 2018 »
  • Article 24, 25, 26, 27 et 30 : « Aucune surveillance n’a été réalisée depuis 2018 »
  • Article 63 : « L’exploitant ne dispose pas d’un système de détection gaz » 

Indépendamment des poursuites pénales qui pourraient être engagées – le groupe industriel risque des sanctions prévues à l’article L171-8 du code de l’environnement. Financièrement, c’est dérisoire : une amende maximale de 15 000 euros ainsi qu’une astreinte journalière pouvant atteindre 1 500 euros. Des broutilles pour la multinationale et ses 13 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

« Les exigences réglementaires se sont durcies »

Sylvie Nony se dit préoccupée face à ces irrégularités. Début décembre, lors de la dernière commission de suivi du site d’Ambès Sud – là où sont passés en revue les entreprises Seveso – cette chimiste de formation interroge le patron du site girondin : « Pour lui, il n’y a aucun danger. En gros, c’est : circulez, y a rien à voir. Avec le sentiment qu’il me regardait de haut. »

Contacté par Actu.fr, la préfecture de la Gironde rappelle avant tout que Yara Ambès est « l’un des établissements les plus inspectés de la Gironde, avec neuf inspections uniquement sur la réglementation ICPE en deux ans. » Précisant que ces quatre mises en demeure « ne remettent pas en cause la gestion du risque global du site. » 

Trois ont été soldées très rapidement. La dernière concerne une mesure de maîtrise des risques dont la mise en oeuvre s'est révélée physiquement impossible. Une mesure alternative est en cours d'installation.

Préfecture de la Gironde

Par ailleurs, les services de l’Etat assurent que les « exigences réglementaires en matière de maîtrise des risques ont évolué depuis une dizaine d’années et se sont durcies. L’exploitant a dû proposer de nombreuses mesures, ce qui amène aujourd’hui à un total de plus de 140 mesures de maîtrise des risques. » 

Kévin Subrenat, le maire d’Ambès depuis 2014, se veut lui aussi rassurant : « Les contrôleurs de la Dreal n’estiment pas le danger imminent. Ces rappels à la loi sont souvent liés à des difficultés d’ordre administrative ou d’évolution des mises aux normes. » Il poursuit : 

Si jamais il y avait un gros pépin, ni le directeur du site, ni la Dreal, ne laisserait cette usine ouverte. Mes administrés ont des interrogations, mais ne vivent pas forcément dans la peur.

Kévin SubrenatMaire d'Ambès

Il tient d’ailleurs à ajouter : « Ce sont les riverains en dehors de la commune qui se plaignent. Leurs arguments sont non fondés et ubuesques. »

« Les préfets préfèrent écouter les industriels »

Un autre grief revient (souvent) dans les discussions : la préfecture ferait preuve d’une (relative) clémence envers le groupe Yara. Pour Sylvie Nony, membre de l’association Sepanso, la préfète serait « tiraillée entre les exigences économiques et écologiques » : elle serait « dans le compromis » permanent. 

Paul Poulain, lui, certifie que les « préfets font face à des lobbyistes et préfèrent écouter les industriels qui disent : si vous fermer l’usine, ça va faire des chômeurs supplémentaires sur le territoire ». Selon l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory, le groupe norvégien Yara a dépensé 11,8 millions d’euros en lobbying auprès des institutions européennes depuis 2010.

Le spécialiste des risques industriels ajoute : 

Les personnes sont payées pour répéter que les engrais chimiques permettent de nourrir la population sans prendre en compte toutes les contraintes et les catastrophes engendrées par la production d'ammonitrate, notamment le dérèglement climatique, les risques d'attentats terroristes ou d'explosions en cas d'accident.

Paul Poulain

Aujourd’hui, de plus en plus de voix s’élèvent pour réduire la consommation d’ammonitrates, prônant un changement de modèle agricole. Dans Le Parisien, le président de l’association Robin des bois, Jacky Bonnemains, réclame « l’interdiction du nitrate d’ammonium dans l’agriculture ».

Le PPI sous le feu des critiques

Le plan d’intervention en cas d’accident interroge enfin. Car outre l’obligation de disposer d’un Plan d’opération interne (POI) en cas d’accident, le site d’Ambès doit également faire l’objet d’un Plan particulier d’intervention (PPI). Revu tous les cinq ans et établi sous la responsabilité de la préfète de la Gironde, ce plan d’urgence fixe la marche à suivre en cas d’accident grave.

Or, la nouvelle mouture suscite des réserves, notamment dans certains conseils municipaux. Par exemple, dans sa délibération du 7 juillet 2020, la Ville de Macau s’interroge sur « la capacité et la volonté de l’entreprise Yara de respecter ses obligations en matière de prévention et de gestion des risques. »

Ce PPI a également été vivement critiqué par six associations girondines. Dans un courrier adressé le 29 juillet 2020 à la préfète, elles demandent une révision du document avant sa mise en vigueur par arrêté préfectoral.

Il est tout à fait incomplet et même incorrect par rapport aux textes réglementaires.

Sylvie Nony

Parmi ces remarques, un manque d’informations concernant la population en dehors de la commune d’Ambès et qui pourrait être directement concernée par divers scénarios catastrophes dans un périmètre de 15 km. Au regard de ces manquements, « la publication en l’état du PPI serait sans doute susceptible d’être annulé en cas de recours devant la juridiction administrative », peut-on lire dans cette lettre.

La préfète leur a répondu à la mi-octobre. 

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Le 6 janvier 2021, le site de la préfecture indique qu’il n’est « désormais plus possible de déposer des observations. »

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