Source : Le Monde   (19/1/2022)

https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/01/19/nucleaire-tarifs-financements-les-deboires-d-edf-et-de-l-etat-actionnaire_6110096_3234.html

 

L’électricien doit composer avec les injonctions gouvernementales, le retard du chantier de l’EPR, des réacteurs à l’arrêt et des investissements massifs à mener.

Par et

Un cordiste effectue des repérages sur les murs du réacteur de la centrale nucléaire de Civaux, dans la Vienne, le 8 septembre 2021.

Premiers jours de l’année, et déjà premiers déboires pour le groupe EDF. Entre injonctions de l’Etat, libéralisation du marché de l’énergie en Europe, et défaillances techniques, la liste des écueils est longue. Depuis la rentrée de janvier, une succession de « mauvaises nouvelles ébranl[e] le groupe » en pleine crise européenne des marchés de l’énergie, reconnaissait lui-même le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, dans un message à destination des dirigeants de l’entreprise, révélé peu après par l’agence Reuters, lundi 17 janvier, et également consulté par Le Monde.

Pour l’entreprise, la contrariété principale tient aux décisions de son actionnaire majoritaire (83,9 % des parts), l’Etat français. Depuis une décennie, la libéralisation européenne la contraint à brader une part de sa production au profit de la concurrence, et au nom de l’ouverture forcée du marché. Mais à trois mois de l’élection présidentielle, le gouvernement a annoncé le 13 janvier qu’EDF devra en vendre davantage à prix cassé. Pour l’année 2022, ce volume d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique devra passer à 120 térawattheures, contre 100 les années précédentes.

Selon l’Etat, ce surplus d’électricité bradé est censé « protéger le pouvoir d’achat des Français et préserver la compétitivité de l’approvisionnement électrique des entreprises ». Le gouvernement entend ainsi tenir sa promesse de limiter à + 4 % en février la future hausse du tarif pour la majorité des ménages, ceux abonnés au « tarif bleu » d’EDF.

Du point de vue de l’entreprise, la mesure offrira surtout un cadeau de plus aux fournisseurs alternatifs d’électricité, parmi lesquels TotalEnergies et Engie. Maigre consolation pour l’électricien français, le prix du surplus devra passer de 42 euros à 46,20 euros du mégawattheure. Six fois moins que les cours actuels sur le marché de gros. « Après l’avoir beaucoup combattue, nous vivons cette décision comme un véritable choc », a écrit M. Lévy au sujet de la mesure gouvernementale. « Nous recommandions des alternatives ciblées au bénéfice des clients les plus sensibles à la hausse des prix, principalement les très petites entreprises et les usines les plus exposées. »

Car cette mesure a un coût pour EDF, elle devrait amputer son résultat brut d’exploitation d’une somme comprise entre 7,7 et 8,4 milliards d’euros en 2022. Au total, les pertes pourraient même atteindre entre 10 et 13 milliards d’euros en tenant compte du manque à gagner dû à l’arrêt prolongé de plusieurs réacteurs, estime l’agence de notation financière S&P Global Ratings. « Selon nos estimations préliminaires, indique Claire Mauduit-Le Clercq, responsable analyse et crédit, la combinaison des mesures de l’Etat et de la mise hors service de certains réacteurs pourrait entraîner une baisse extraordinaire par son ampleur. »

Les organisations syndicales ont dit leur « stupeur, colère et indignation », dénonçant « un saccage d’EDF et du service public ». Le 18 janvier, quatre fédérations (CGT, CFE-CGC, CFDT et FO) ont annoncé une journée de mobilisation le mercredi 26 janvier, ainsi que la possibilité d’« actions juridiques » – sans préciser lesquelles. Dans un précédent courrier, le 14 janvier, les représentants syndicaux au conseil d’administration d’EDF demandaient déjà à « l’Etat actionnaire de compenser intégralement le coût du soutien provisoire demandé ». « Nous sommes scandalisés que l’Etat organise le pillage de l’entreprise EDF sur l’autel de considérations politiciennes », écrivaient-ils.

Selon Nicolas Goldberg, référent énergie pour le cabinet de conseil Colombus Consulting, la décision de l’Etat de rehausser le volume d’électricité bradé par EDF trahit surtout « une absence de stratégie industrielle ».

Autre difficulté pour l’énergéticien, la faible disponibilité du parc nucléaire français, principale source d’électricité dans le pays. Le 13 janvier, EDF a revu à la baisse ses estimations de production nucléaire : entre 300 et 330 térawattheures pour 2022. Ce jour-là, l’électricien a dû se résoudre à annoncer la mise à l’arrêt prolongée d’un cinquième réacteur cet hiver, outre ceux en pause pour un simple rechargement du combustible ou pour maintenance. En cause : des fissures dans la tuyauterie. Un problème détecté pour au moins quatre réacteurs et soupçonné pour un autre.

Il s’agit d’une corrosion « sous contrainte », c’est-à-dire sous l’action conjuguée d’une contrainte mécanique et d’un milieu agressif. Or, elle concerne le circuit d’injection de sécurité, un élément essentiel : ce système permet d’injecter de l’eau dans le circuit primaire principal pour refroidir le cœur du réacteur en cas de brèche.

EDF a d’abord détecté le phénomène sur le réacteur numéro un de Civaux (Vienne). Puis sur le réacteur numéro deux de cette même centrale. Puis sur au moins un des deux réacteurs de la centrale de Chooz (Ardennes), mis d’abord à l’arrêt par précaution en décembre 2021, les analyses pour le deuxième étant toujours en cours. Le problème dépasse cependant ces quatre réacteurs du « palier N4 », c’est-à-dire les plus récents et les plus puissants du pays, 1 450 mégawatts (MW) chacun. Il touche aussi au moins un réacteur à Penly (Seine-Maritime), comme EDF l’a reconnu le 13 janvier.

Ce défaut pourrait-il concerner l’ensemble des réacteurs similaires à ceux de Penly (1 300 MW), voire une grande partie des 56 réacteurs du parc français ? Selon Karine Herviou, directrice générale adjointe de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, « nous ne pouvons pas exclure que l’ensemble du parc soit touché. Nous n’avons pas de fuite ni de brèche dans le bâtiment du réacteur, mais nous ne pouvons pas accepter ce genre de défaut évolutif sur ce type de circuit ».

Bernard Doroszczuk, président de l’Autorité de sûreté nucléaire, présente ce problème de corrosion comme « un événement sérieux et inattendu ». Mais pas encore au point d’envisager, pour le moment, d’autres interruptions. « La mise à l’arrêt d’un réacteur est la décision ultime, que l’on ne prend que lorsque l’on a un doute avéré et grave, nous n’en sommes pas là. A priori, le phénomène est moins présent et moins intense sur le réacteur de Penly. Les indications sont très faibles et peuvent ne pas avoir d’incidences en matière de sûreté. Cela reste à analyser. »

Des analyses complémentaires s’imposent aussi pour un réacteur encore à naître, et pour l’instant sans équivalent dans le pays. Le chantier du réacteur EPR de troisième génération à Flamanville (Manche) connaîtra en effet un nouveau retard, et de nouveaux surcoûts. Comme EDF l’a annoncé le 12 janvier, l’entreprise prévoit désormais le chargement du combustible pour le deuxième trimestre 2023, plutôt que pour la fin de l’année 2022.

Les coûts de construction devraient passer de 12,4 milliards à 12,7 milliards d’euros. Soit presque quatre fois plus que ceux prévus en 2007, au lancement du chantier, d’abord censé s’achever… en 2012. Sans compter les intérêts intercalaires (frais financiers), qui ont déjà porté le coût total du projet à plus de 19 milliards d’euros, selon un rapport de la Cour des comptes. Au point de peser encore plus sur les finances d’EDF déjà lourdement endettée (42 milliards d’euros en 2021).

Le dernier retard en date s’explique notamment par la remise en conformité des soudures. Celle-ci doit désormais s’achever en « août 2022 », et non plus en avril, explique Alain Morvan, directeur du projet de Flamanville-3. Ce dernier préfère désormais parler d’« un site en préexploitation », plutôt que d’un chantier à proprement parler. « Le niveau de finition dépasse aujourd’hui les 90 % », assure-t-il.

Une incertitude suspend aussi l’achèvement des travaux à l’actualité internationale. Car le premier réacteur EPR entré en fonctionnement dans le monde, en 2018, à Taishan (Chine), se trouve à l’arrêt depuis l’été 2021. Un « phénomène d’usure mécanique » a déjà entraîné « une dégradation de la gaine de crayons » (longs tubes contenant des pastilles d’uranium), indique Xavier Ursat, chargé de la direction « ingénierie et nouveau nucléaire » pour EDF. L’électricien détient 30 % des parts de la centrale de Taishan, bien que celle-ci ait un exploitant chinois. Le problème constaté sur ce site « ne remet pas en cause la conception » des modèles EPR en général, assure M. Ursat.

Malgré le retard de Flamanville, EDF se prépare déjà à de nouveaux chantiers et donc à la nécessité de trouver des financements à la hauteur. Le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, a fini par annoncer son intention de « relancer la construction de réacteurs nucléaires dans notre pays ». Or ces derniers jours, les agences d’analyse ou de notation financière ont déjà agité la perspective d’une recapitalisation de l’entreprise. « S’il s’agit juste de recapitaliser EDF sans revoir les règles du marché électrique, je ne vois vraiment pas en quoi cela va régler le problème durablement, réplique Anne Debregeas, ingénieure chez EDF et représentante syndicale de la fédération SUD-Energie. Les prix de marché indexés sur le gaz, qui n’entrent pourtant que pour une faible part dans les coûts de production, nous les aurions aussi si EDF redevenait 100 % publique. »

« L’hypothèse pessimiste consiste à penser que les gouvernements continueront à considérer EDF comme une entreprise que l’on peut mener à hue et à dia sans vision de long terme et à qui l’on peut demander tout et son contraire », ajoute l’économiste François Lévêque, enseignant à l’école d’ingénieurs Mines ParisTech.

Bruno Le Maire a garanti le soutien de l’Etat : « Je ne laisserai jamais tomber EDF, je ne laisserai jamais tomber les salariés », a déclaré le ministre de l’économie, mercredi 19 janvier, sur BFM-TV. Côté syndical, une crainte s’exprime déjà : le retour du « projet Hercule », mis de côté en 2021 par la direction et le gouvernement, et présenté par ses détracteurs comme la menace d’un démantèlement de l’entreprise.

EDF peut cependant conclure la semaine sur une note plus favorable. Celle de la « taxonomie », pour reprendre le langage de la Commission européenne. Les Etats membres de l’Union européenne ont jusqu’au vendredi 21 janvier pour contribuer au projet de texte qui pourrait classer le nucléaire comme une énergie « de transition », et donc dans laquelle continuer à investir.

Adrien Pécout et Perrine Mouterde


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