Source : Le Monde

https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/05/la-confrontation-nucleaire-scenario-evoque-avec-de-plus-en-plus-d-insistance-en-russie_6124926_3210.html

Guerre en Ukraine : la confrontation nucléaire, scénario évoqué avec de plus en plus d’insistance en Russie

Face à la multiplication des menaces verbales ou aux simulations de tirs russes, les Occidentaux préfèrent éviter pour l’heure tout alarmisme.

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Publié aujourd’hui, mis à jour à 21h20

 

C’est une petite musique qui monte en Russie, avec une insistance de plus en plus troublante : la banalisation de la menace nucléaire, une pratique qui n’avait jamais atteint un tel niveau, même durant la période soviétique. A longueur de talk-shows et de journaux télévisés, présentateurs et invités dissertent sur la capacité des armes russes à détruire n’importe quel adversaire.

Lundi 2 mai, le présentateur vedette de la Première chaîne, Dmitri Kisselev, montre une animation qui, même si elle défie toutes les lois de la physique, promet au Royaume-Uni d’être effacé de la carte par un tsunami provoqué par l’explosion du drone-missile nucléaire Poséidon. Les survivants seraient exposés « à des doses extrêmes de radiations ».

Quelques jours auparavant, sur une chaîne concurrente, on calculait le temps nécessaire au dernier-né des missiles pour frapper les capitales « des pays qui livrent le plus d’armes à l’Ukraine » – 106 secondes pour atteindre Berlin, 200 secondes pour Paris, 202 secondes pour Londres. « Il est impossible à intercepter, ils n’auront même pas le temps de se retourner », s’enthousiasmait l’expert en plateau.

« Couler » le Royaume-Uni

Ces avertissements suivent comme des vagues les démonstrations de force organisées par le pouvoir. Le 20 avril, c’est le tir d’essai d’un missile balistique Sarmat. Celui-ci ne doit être déployé qu’à l’automne, mais il doit « faire réfléchir à deux fois ceux qui essayent de menacer notre pays avec une rhétorique déchaînée et agressive », prévient le président Vladimir Poutine, qui parle d’une arme « sans équivalent ». La télévision, elle, évoque déjà, dans la foulée, la possibilité de « couler » le Royaume-Uni.

Les tests de missiles « invincibles », selon le mot du président Poutine, sont devenus une routine

C’est aussi, plus récemment, le survol de Moscou, remarqué mercredi par BFM-TV, de l’Iliouchine Il-80 Maxdome, avion de commandement adapté à un conflit nucléaire. Cet appareil, qui n’avait pas été vu depuis 2010, sera probablement déployé lors du défilé militaire du 9-Mai.

Plus inquiétant, le même jour, Moscou indiquait avoir simulé des tirs de missiles à capacité nucléaire dans l’enclave russe de Kaliningrad, où des armes de type Iskander porteuses de têtes nucléaires sont déployées depuis 2016. Le choix de ce territoire sur la mer Baltique n’est pas innocent, alors que la Suède et la Finlande pourraient annoncer leur intention de rejoindre l’OTAN dans les jours ou semaines qui viennent. Des violations de l’espace aérien de ces pays ont aussi été observées ces derniers jours, et une campagne d’affichage dans les rues de Moscou rappelle le « soutien au nazisme » de personnalités suédoises.

S’agissant du nucléaire, les menaces ne sont pas entièrement nouvelles. Le journaliste Kisselev évoque depuis des années, dans ses émissions, la possibilité de réduire tel ou tel pays en « désert nucléaire ». Les tests de missiles « invincibles », selon le mot du président Poutine, sont aussi devenus une routine.

« Danger bien réel »

Mais « l’opération militaire spéciale » déclenchée contre l’Ukraine a marqué un tournant. Dès le 24 février, en annonçant le lancement de son offensive, M. Poutine avait prévenu que « ceux qui tenteraient d’interférer avec nous doivent savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et conduira à des conséquences encore jamais vues ».

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Peu après, lors d’une rencontre avec le chef de l’état-major, Valéri Guerassimov, et le ministre de la défense, Sergueï Choïgou, soit les deux hommes responsables, avec lui, d’éventuelles attaques nucléaires, le président avait ordonné la mise en alerte des forces nucléaires – une mesure avant tout symbolique puisque celles-ci sont censées l’être en permanence. Des sous-marins nucléaires russes lanceurs d’engins auraient toutefois bel et bien franchi, quelques jours plus tard, le passage stratégique dit « GIUK » (Groenland, Islande, Royaume-Uni) qui sépare la mer du Nord de l’océan Atlantique.

Les Occidentaux semblent avoir pris le parti de cette menace, commentant peu les annonces russes, mais faisant savoir que leurs propres capacités nucléaires étaient prêtes

Cette rhétorique s’est progressivement durcie, au fil des revers subis par l’armée russe sur le terrain militaire, des actions menées par Kiev, comme l’attaque du croiseur Moskva, et, surtout, de l’intensification des livraisons d’armes à l’armée ukrainienne par les Occidentaux. Le 29 avril, lors d’une rencontre avec des élus, M. Poutine s’est ainsi montré particulièrement explicite en s’adressant aux pays qui « menacent la Russie » avec, notamment, des livraisons d’armes à l’Ukraine : « Ils doivent savoir que nos frappes de représailles seront rapides comme l’éclair. Nous avons pour cela tous les instruments, dont personne ne peut même rêver, et nous les utiliserons si besoin. Les décisions ont déjà été prises à ce sujet. »

Faut-il voir dans ces sorties à répétition un simple outil de galvanisation interne ou des signaux clairs adressés à l’Occident ? L’ambiguïté est maintenue, qui transparaît aussi dans les propos du ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Fin avril, interrogé sur la perspective d’une « troisième guerre mondiale » à composante nucléaire, M. Lavrov jugeait ce scénario « inacceptable » tout en évoquant « un danger bien réel ».

« Tous les camps seraient perdants »

La doctrine militaire russe de 2020 voit l’arme nucléaire « exclusivement comme un moyen de dissuasion, dont l’emploi est une mesure extrême et forcée », mais le discours public fait de plus en plus du conflit en Ukraine, justement, « une menace existentielle ». Dès le mois de mars, un bon connaisseur des cercles dirigeants russes interrogé par Le Monde estimait que le scénario nucléaire pouvait connaître lui-même une escalade progressive, avec l’emploi d’armes tactiques en Ukraine – hypothèse plusieurs fois balayée par Moscou – ou le tir d’un missile dans l’océan Atlantique, ayant valeur d’avertissement.

 

Les Occidentaux, eux, semblent avoir pris le parti de cette menace, commentant peu les annonces russes, mais faisant savoir que leurs propres capacités nucléaires étaient prêtes. Aucun ne se risque à évoquer un « bluff » russe, même si les experts européens et américains sont encore loin d’être alarmistes. « Dans une telle guerre, tous les camps seraient perdants », notait, le 27 avril, le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin.

Les Russes sont-ils conscients de cette évidence ? Le caractère inévitable d’une réponse des autres puissances nucléaires à une frappe russe est une donnée parfaitement connue, dans un pays où les questions stratégiques font de longue date partie du paysage. Que ce soit par bravade ou par conviction, les présentateurs et les invités les plus enthousiastes répondent à cette éventualité en répétant à l’envi deux citations de 2018 de Vladimir Poutine, devenues fameuses : « A quoi bon un monde sans la Russie ? », dit la première, qui sous-entend que la destruction de l’humanité est préférable à la disparition du pays. « Nous, comme des martyrs, nous irons au paradis ; eux crèveront », assure la seconde.

 


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