Centre névralgique des actions en ligne, les moteurs de recherche constituent un espace majeur pour la publicité sur internet. Ils représentent ainsi en France 21 % du marché publicitaire total, soit autant que les spots à la télévision et davantage que ceux sur les réseaux sociaux. Les dépenses publicitaires sur les moteurs de recherche atteignent plus de 3 milliards d’euros en France, pays où Google jouit d’une part de marché de plus de 90 %.
Ce quasi-monopole se réplique dans la plupart des pays occidentaux, en Amérique latine, en Inde, au Japon, en Corée… et qui donne une idée de la manne captée par la firme. A cela s’ajoutent les publicités sur les autres services de Google – principalement YouTube.
En second lieu, une des forces d’Alphabet est d’intervenir aussi dans la gestion de la publicité sur les autres sites, quelle que soit leur nature : média, site de cuisine ou de commerce en ligne qui, s’ils veulent héberger de la publicité, doivent passer par des prestataires pour commercialiser leurs espaces. Et dans l’écosystème d’entreprises de ce marché, Google occupe une place prépondérante.
Les dépenses publicitaires sur les moteurs de recherche atteignent plus de 3 milliards d’euros en France, où Google jouit de plus de 90 % de part de marché
Le secteur de la publicité en ligne connaît une transition technologique en passe d’être achevée : l’avènement du programmatique. Derrière ce terme technique, un changement de logique : on ne propose plus un espace publicitaire pendant x jours à un annonceur pour diffuser son message, mais on vend l’audience représentée par un internaute, avec toutes les informations connues sur lui, afin d’afficher un message publicitaire à son intention.
Concrètement, quand on ouvre un site web, une phase d’enchères se déroule durant le temps de chargement, mettant en compétition différents annonceurs pour déterminer celui qui est prêt à payer le plus cher pour diffuser son message à cet internaute en particulier.
Cette audience est proposée à grand renfort de données extraites du traçage des comportements de l’internaute (historique de navigation et d’achats, sexe, âge, lieu de connexion, etc.). Le processus se déroule en quelques millièmes de seconde et est entièrement automatisé, mais il suppose toute une série d’intermédiaires techniques entre l’annonceur et l’éditeur.
« La publicité programmatique implique une forte intermédiation technologique entre les acheteurs et les vendeurs d’espaces publicitaires, indique l’Inspection générale des finances &(IGF) dans un rapport sur le sujet. La complexité des algorithmes et des données à traiter explique la spécialisation des fonctions sur la chaîne de valeur allant des annonceurs aux consommateurs. »
Stratégie du « jardin clos »
Une véritable industrie s’est ainsi développée pour déployer toutes ces solutions techniques. On estime à 40 % la part de la dépense réalisée par l’annonceur captée par ces intermédiaires.
« La particularité de Google est que, sur ce marché-là, il dispose de solutions tout au long de la chaîne, aussi bien du côté éditeur et que du côté annonceur », expose Rémi Deveaux, économiste. Cette position de force sur les sites tiers se double d’un monopole total sur l’ensemble de ses propres services.
« Pour la publicité programmatique sur les sites tiers, Google peut se greffer aux outils des autres, mais sur ses propres services, il est plus difficile pour les autres de se greffer aux outils de Google, explique Théophile Megali, chercheur associé en gestion à l’Université Paris Dauphine. Si l’on souhaite faire de la publicité sur YouTube ou sur le moteur de recherche de Google, on est obligé de passer par les outils d’automatisation de l’entreprise. »
Cette stratégie dite du « jardin clos », qu’on retrouve chez Facebook, permet à Alphabet de proposer « un achat automatisé contrôlé de bout en bout et leur permettant de maîtriser les enchères, l’adressage technique, le ciblage et, enfin, la mesure de l’audience et de l’efficacité des campagnes. […] Par ce biais, les plateformes développent un environnement technique où les données sont produites et valorisées de manière intégrée, dans une logique d’accumulation », détaille ainsi Théophile Megali dans un article sur le sujet.
En découle une forme de conflit d’intérêts dans l’organisation du marché de la publicité en ligne, car Google assiste à la fois l’annonceur et l’éditeur, qui ont des intérêts divergents, et organise les termes et l’espace de la vente. Le tout dans une grande opacité technique.
« En matière de mesure d’audience et de performance, les échanges entre les annonceurs et les plateformes s’articulent uniquement sur des données de suivi et d’impact produites par les plateformes elles-mêmes, et non vérifiables par les acheteurs d’espace. Les plateformes, en “s’auto-mesurant”, sont donc à la fois juge et partie », pointent les auteurs du rapport de l’IGF.
Défaut de régulation
Ce pouvoir d’imposer ses outils à tout un écosystème pour renforcer sa position est une constante des Gafam. Dans le cas de Google, on peut le mesurer par l’annonce que son navigateur Chrome ne prendrait plus en charge les cookies tiers. Le géant américain profite de sa position dominante pour mettre fin à un outil qui concentre nombre de critiques sur la surveillance en ligne, mais constitue une technologie qui n’appartient à personne et permet à un tout écosystème de se développer.
Pour les remplacer, Google va pouvoir mettre en avant ses propres solutions. En effet, quelle meilleure alternative que « les univers loggés », c’est-à-dire ceux des identifiants uniques permettant d’accéder à plusieurs services, univers comme ceux de Google et Facebook qui comptent le plus d’utilisateurs au monde ?
Autre trait commun aux Gafam : cette domination de Google est en partie le produit des rachats visant à renforcer la position de l’entreprise.
« Google avait sa propre régie publicitaire, mais n’avait pas assez d’annonceurs. Ils ont donc racheté leur principal concurrent en 2007, DoubleClick, explique Rémi Deveaux. Celui-ci comptait beaucoup d’annonceurs importants et leur intégration dans Google a mécaniquement fait jouer les effets de réseau et amplifié son poids dans le secteur. »
La puissance de Google dans ce domaine est aussi la conséquence d’une absence de régulation et d’un moindre encadrement de la publicité numérique en regard des autres formats, soumis à des contraintes plus fortes.
Réguler le secteur est une urgence et une nécessité politique
En télévision, par exemple, le temps alloué aux publicités est limité, et la loi interdit aux chaînes ou encadre strictement les spots de certains secteurs (grande distribution, édition, alcool, préparation alimentaire pour nourrisson, etc.). Un jingle doit également séparer les séquences publicitaires du reste des contenus, et la publicité segmentée y a longtemps été interdite, etc.
Réguler le secteur est donc une urgence et une nécessité politique. Mais s’attaquer aux règles et au fonctionnement de la publicité en ligne, au cœur du modèle et des ressources de Google, c’est s’attaquer à une des entreprises les plus puissantes au monde.