Source : L'Usine Nouvelle    (13/4/2022)

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Pourquoi le nucléaire russe n’est pas visé par les sanctions occidentales

Européens et Américains ont adopté plusieurs trains de sanctions pour réduire leur dépendance énergétique à l’égard de Moscou, mais le nucléaire russe n’a jamais fait partie des discussions. Le géant Rosatom reste un acteur incontournable du secteur, trop imbriqué dans les chaînes de valeur pour espérer s’en passer.

Pourquoi le nucléaire russe n’est pas visé par les sanctions occidentales
Rosatom est né en 2007 de la volonté de Vladimir Poutine de créer un géant du nucléaire, qui regroupe des activités divisées en France entre EDF, Framatome, Orano et le CEA.

Un petit-fils demande à son grand-père : «Grand-père, est-ce vrai qu'en 1986 il y a eu un accident à la centrale nucléaire de Tchernobyl ?» «Oui, il y en a eu», répond le grand-père en tapotant la tête du petit-fils. «Grand-père, c'est vrai que ça n'a eu absolument aucune conséquence ?» «Oui, absolument», répondit le grand-père en tapotant la deuxième tête du petit-fils. 36 ans après la catastrophe de Tchernobyl, le nucléaire russe n’a plus aussi mauvaise presse que sous l’URSS, où les blagues sur le sujet étaient légion. Sur les 57 réacteurs nucléaires bâtis dans le monde entre 2011 et 2022, 13 impliquaient Rosatom, dont 10 hors des frontières de la Russie, indique Hartmut Winkler, professeur de physique à l’Université de Johannesburg (Afrique du Sud) dans un article pour le site The Conversation.

La guerre en Ukraine écorne néanmoins l’image de Rosatom, la grande entreprise publique russe du nucléaire, qui a envoyé ses propres ingénieurs à la centrale ukrainienne de Zaporijia après l’avancée des troupes russes. «L'utilisation des ingénieurs de Rosatom pour l'encadrement des ingénieurs ukrainiens sur un territoire conquis, en violation directe du Statut de l'Agence internationale de l’énergie atomique, porte préjudice à l’image de l’entreprise russe», abonde Anastasiya Shapochkina, maître de conférences en géopolitique à Sciences Po Paris et présidente du cercle de réflexion Eastern Circles.

Des coopérations gelées ou réétudiées en Europe

A l’heure où l’Europe essaye de réduire sa dépendance énergétique à la Russie, plusieurs contrats de Rosatom sur le Vieux continent ont été gelés ou revus. La Première ministre finlandaise, Sanna Marin, a annoncé fin mars qu’une «évaluation des risques» allait être menée sur un projet de réacteur russe de 1 200 mégawatts. L’entreprise a répliqué le 11 avril en annonçant qu’elle comptait «remplir ses obligations en vertu des accords et contrats signés», mais le projet était déjà très ralenti depuis l’annexion de la Crimée, en 2014.

Pendant la campagne électorale, Viktor Orban et l’opposition hongroise se sont opposés sur la décision d’attribuer à Rosatom la construction de deux nouveaux réacteurs, prise sans appel d’offre international. Les réacteurs sont encore loin de sortir de terre. «En octobre, le régulateur hongrois a suspendu la certification pour ces réacteurs, alors que la Russie amassait des troupes à la frontière ukrainienne, relève Anastasiya Shapochkina. Pour moi, malgré les assurances de Viktor Orban sur la continuation du projet comme prévu, ce projet est un paralytique en réanimation.»

En France, les coopérations avec Rosatom restent dans l’expectative. Si EDF assure prendre ses décisions «en fonction de l’évolution de la situation», un proche du dossier confirme que toutes les discussions ont été suspendues. En décembre 2021, Rosatom avait signé un accord avec Framatome, filiale d’EDF, pour «pour développer des technologies de fabrication de combustible et de systèmes de contrôle-commande». Le Figaro avait également écrit début mars que l’entreprise russe pourrait acquérir 20% de GEAST, le fabricant de la turbine Arabelle pour centrales nucléaires.

La Russie, un partenaire incontournable pour le nucléaire en Europe

Les sanctions européennes et américaines contre la Russie se sont toutefois bien gardées de mentionner le nucléaire, en raison de l’étendue des coopérations dans le secteur. «Rosatom, c’est 14% du marché de la production d’uranium, 36% du marché d’enrichissement, 17% de la production de carburant pour les réacteurs… C’est cela qui explique cette profusion de contrats», rappelle Anastasiya Shapochkina. Un avion russe transportant du combustible nucléaire a ainsi été autorisé à atterrir le 1er mars à l’aéroport de Bratislava, en Slovaquie, quelques jours à peine après le début de l’invasion russe. Dans les pays de l’ancien bloc de l’Est, l’emploi de la technologie soviétique des réacteurs VVER et RMBK est un autre élément de cette domination russe.

Se défaire de ces coopérations n’a en soi rien d’évident. «L’Ukraine a pensé dès 2002 à diversifier ses approvisionnements en combustible nucléaire pour négocier les prix, alors que les relations étaient encore fluides avec la Russie. Elle dépendait alors de Rosatom à 100%», retrace Anastasiya Shapochkina. L’entreprise américaine Westinghouse assure désormais 50% de cet approvisionnement, mais la Russie reste un partenaire incontournable du pays. «Il est toujours possible de changer mais le combustible est fourni pour les quatre ans à venir, ce n’est pas si facile.» Certains pays ont donc préféré se passer totalement des services de Rosatom, comme la Bulgarie et la Roumanie, qui misent à l'avenir sur de petits réacteurs modulaires de technologie américaine.

De même, les coopérations franco-russes sur l’atome sont anciennes et difficiles à dénouer. Dès 1971, la filiale russe Tenex signe un contrat avec le CEA pour approvisionner en uranium enrichi les centrales françaises. En 1974, un autre contrat est signé avec Cogema (une filiale du CEA) et après 1991, des ingénieurs français sont impliqués dans les formations russes à la sûreté nucléaire. En 2018, une note du think-tank Sfen sur le nucléaire soulignait que «pour chaque nouvelle unité construite par Rosatom, en Europe ou ailleurs, jusqu’à un milliard d’euros irait à des technologies françaises». Framatome est ainsi un partenaire privilégié pour toutes les constructions de «control rooms» des centrales russes. «Les chaînes de valeur sont très imbriquées car chaque réacteur compte des milliers d’équipements, fournis par des centaines d’entreprises», explique la chercheuse de Sciences Po.

Pour les pays en développement, une manne difficile à refuser

Les constructions de centrales relèvent d’un cas bien différent, qui attache les pays à Moscou pour plusieurs décennies. «La construction peut prendre de 5 à 15 ans. La vie de la centrale peut aller jusqu’à 80 ans, et son démantèlement jusqu’à 10, soit un siècle de coopération au total. Si quelque chose arrive, ce sont les manuels russes qui vont vous être utiles», prévient la chercheuse en géopolitique. Des manuels et des ingénieurs russes directement liés au Kremlin, puisque Rosatom est né en 2007 de la volonté de Vladimir Poutine de créer un géant du nucléaire, qui regroupe des activités divisées en France entre EDF, Framatome, Orano et le CEA. C’est par exemple Rosatom, et non une instance de l’Etat, qui représente la Russie au sein de l’Agence internationale de l’énergie atomique.

 

Si la Hongrie et la Finlande, qui disposent déjà des capacités d’enrichissement et de conversion du combustible nucléaire, peuvent revoir leurs projets de centrales russes, ce n’est pas le cas de tous les pays. Quatre réacteurs sont toujours en cours de construction par Rosatom en Turquie, un en Biélorussie et deux au Bangladesh. Quatre autres sont en projet en Egypte, en Chine, en Inde, en Iran et en Arabie saoudite. «Quand vous êtes un pays primo-accédant, il est difficile de négocier quoi que ce soit. Vous êtes dépendants de l’expertise et du savoir-faire», conclut Anastasiya Shapochkina. Si Rosatom perd l’Europe, il restera toujours le reste du monde.

 

Pour les pays émergents, des prêts russes avantageux à court terme mais très coûteux à long terme

Moscou propose des prêts aux conditions très avantageuses aux pays les plus en difficulté : la Russie finance alors jusqu’à 85% de la construction. «En Egypte, le prêt se monte à 25 milliards de dollars avec un taux d’intérêt de 3%. Le pays n’a pas à rembourser avant 15 ans et poursuivra pendant 22 ans», décrit Hartmut Winkler, joint par téléphone. Ce qui explique, selon lui, que l’Egypte, l’Inde ou le Bangladesh aient montré peu d’empressement à condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Tous ne sont pas égaux face à ces prêts, notamment en Afrique : «La Russie a cherché à nouer des accords avec la Zambie ou le Zimbabwe, qui n’ont aucun espoir de pouvoir jamais rembourser.» Après 15 ans, le taux d’intérêt de 3% pourrait faire grimper la facture de 40% par rapport au prix initial, d’après ses calculs. Le chercheur estime cependant que la guerre en Ukraine conduira mécaniquement la Russie à multiplier délais et retards dans ses prêts et ses constructions. Les sanctions internationales pourraient ainsi jouer sur la participation de l’entreprise coréenne KHNP à la construction de la centrale d’El Dabaa, en Egypte, rapporte le journal Business Korea. Avant même l’invasion russe, Rosatom avait déjà des difficultés à trouver des investisseurs pour co-financer la centrale nucléaire d’Akkuyu, en Turquie, à cause du coût colossal du projet.


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